Dossier Nouveaux modèles
Miser sur le collaboratif n’est pas seulement une mode : la démarche inspire les agences qui font évoluer en profondeur leur fonctionnement. Tour d’horizon des pratiques les plus inspirantes.

Je collabore, tu collabores, nous collaborons… Alors que les agences ont tendance aujourd’hui à réinternaliser les métiers, un autre mouvement de fond, plus global, s’observe dans le secteur de la communication et de la publicité. Celui-ci consiste à faire évoluer la façon dont l’entreprise, ses salariés, son réseau ou l’ensemble des acteurs économiques travaillent ensemble. « Les agences digitales ont au cœur, depuis toujours, cette notion de collaboratif. Cela fait longtemps qu’elle est entrée dans nos dispositifs, nos modes de pensée. C’est un peu moins vrai pour les structures plus hiérarchiques, institutionnelles », remarque Julien Casiro, vice-président de l’AACC Digital et directeur associé de l’agence digitale Braaxe. Désormais, les pratiques collaboratives imaginées par les agences ne cessent de s’affiner.

Les entreprises sont ainsi de plus en plus nombreuses à vouloir cocréer des produits avec leurs clients. En 2018, l’agence de communication Sweet Spot a par exemple poussé la démarche assez loin avec Intermarché. Elle a mis autour de la table le distributeur mais aussi ses clients finaux, afin de créer un concept dédié aux seniors. « Une démarche tri voire quadripartite entre l’agence, le client, ses clients finaux et les acteurs locaux », analyse Guillaume Le Gorrec, son cofondateur. Sans oublier d’y associer les dirigeants de la grande surface concernée. Concrètement, des tables rondes ont été organisées avec des seniors pour faire émerger des idées. « Nous leur avons proposé différents modes de participation à l’évolution du concept : présence à des ateliers, animations… », précise le dirigeant. Cette démarche va plus loin que la simple consultation d’un panel dans le but d’élaborer une nouvelle offre : un premier lieu a d'ailleurs ouvert à Flers, dans l'Orne, en octobre 2018. Jugée porteuse, l’initiative pourrait être reconduite. « C’était un projet pilote pour développer les friches, les locaux vacants », assure Guillaume Le Gorrec.

Challenge créatif

C’est une histoire similaire qu’achèvent actuellement d’écrire Uzful, à la fois agence, studio et cabinet de conseil spécialisé dans les stratégies d’engagement des marques, et le groupe Leroy Merlin, via son label « Du Côté de chez vous ». Dans ce cas, c’est une gamme de produits qui a été cocréée avec la designeuse Lucille Boitelle, après un appel lancé, en septembre 2018, à la communauté de créateurs du label. Se sont ensuivis la sélection des profils, la désignation de la lauréate, le lancement d’un challenge créatif pour aboutir à une collection capsule en décoration. Dans ce projet à trois parties prenantes (le label, la créatrice et l'agence), cette dernière a aussi accompagné toutes les phases de création, du prototypage à la commercialisation, et la communication magasin et marque. « Une première à cette échelle [commercialisation incluse] », dévoile Gilles Reeb, directeur des stratégies et cofondateur de Uzful. Au total, huit personnes de l’agence et dix de Leroy Merlin ont été mobilisées. La commercialisation devait débuter fin mai.

Cette démarche collaborative, Gens d’événement, agence conseil en communication événementielle basée à Nantes et Paris, la met en œuvre dès l’élaboration d’un projet. Elle organise ainsi des « séminaires au vert » avec ses clients pour faciliter la conception du brief. « L’objectif est de cocréer le cahier des charges, qui constitue la base du projet », explique Gilles Poussier, président fondateur. Une façon aussi de s’assurer que tout le monde est sur la même longueur d’ondes. Sur une durée de trois à sept heures, ces séminaires sont organisés en séquences. Il s’agit d’abord de questionner le client sur les enjeux et les objectifs de l’événement avant de se pencher sur la façon de les traduire en pratique, avec mise en commun des réponses et hiérarchisation des propositions. Une collaboration inédite : « Avant, le client envoyait un cahier des charges et nous répondions », se souvient Gilles Poussier.

Comme elle, l’agence créative Movement met en œuvre ce lien étroit avec le client, en le maintenant tout au long du projet. « Nous faisons participer le client à l’évaluation du choix du concept, en incluant aussi l’évaluation des conditions de production », appuie Jean-Noël Perrin, manager associé, ex-directeur général chez BETC et DDB. Cela évite de proposer aux clients des projets irréalisables ou dont le budget s’envolera par la suite. « Dans mes agences précédentes, il y avait souvent une sous-estimation de 30 % à 50 % des budgets des films [publicitaires] », se remémore le dirigeant. Cette philosophie a par exemple été mise en œuvre pour préparer le lancement, fin 2018, de Culture Prime, une marque rassemblant l’offre culturelle de l’audiovisuel public français, et où la conception et la réalisation ont été fusionnées.

Groupes de travail

Autre volet où le collaboratif peut se déployer : l’interne. La démarche de cocréation est applicable aussi au sein des agences. Dans le cadre d’un repositionnement opéré en 2018, Uzful a mobilisé toutes ses équipes pour repenser ses méthodes de travail ou encore son plan de communication, avec l’appui d’un coach externe. « Ce qui sort aujourd’hui de Uzful en termes de messages corporate est le fruit de ce travail », assure Gilles Reeb, son cofondateur. Après un travail des « fonctions principales » de l’entreprise sur la « substance centrale » du repositionnement, des groupes de travail ont été formés sur une dizaine de sujets. « Cela permet toujours aujourd’hui d’inclure les équipes facilement et ça rend les gens proactifs pour suggérer des idées d’amélioration », observe le dirigeant. Deux avantages non négligeables, d’autant que la réussite n’était pas écrite d'avance. « Il n’a pas été simple d’intégrer le fait que nous allions demander l’avis de tout le monde : sensation de perdre le contrôle, peur de ne pas aboutir avec le projet que l’on avait en tête… », raconte Gilles Reeb, qui a connu une phase « un peu difficile » de remise en question. Pour une bonne cause : « Le résultat est celui que l’on imaginait avec le bénéfice de la participation de chacun ».

La technologie peut aussi aider dans cette démarche collaborative au sein de l'entreprise. Braaxe ne se contente pas d’utiliser Slack en interne : la plateforme ayant ouvert son API, l'agence a pu mettre au point une monnaie virtuelle favorisant les échanges entre les utilisateurs de l’outil. « Cette monnaie ne se dépense que si on la partage, par exemple pour saluer l’arrivée d’un stagiaire ou féliciter un collaborateur », explique Julien Casiro. Mais aussi marquer un départ, mettre en avant une équipe, partager des liens… « C’est un levier qui permet d’inciter les gens à communiquer entre eux », résume-t-il. L’externe est également concerné, dans une dynamique sensiblement différente, puisque l’utilisation de la monnaie devient, dans ce cas, un moyen de partager la culture de l’agence. Pour l’interne, les retours sont jugés satisfaisants. « C’est entré rapidement dans les usages. Nous partageons beaucoup plus de liens. Avant, il n’était pas possible de féliciter sur des actions du quotidien. Cela instaure des rapports chaleureux », se réjouit le patron.  

Et les projets en matière de collaboration avec l’interne ne manquent pas. Envisageant de créer un événement propriétaire, Gens d’événement a, au premier trimestre 2018, réuni sa douzaine de collaborateurs pour une journée, puis une demi-journée, pour y réfléchir et faire émerger des idées. Un projet aujourd’hui en stand-by, compte tenu de priorités commerciales, mais pas abandonné. 

Flex office

Les agences mettent aussi en place des démarches collaboratives avec leurs prestataires. La publicité et la communication n’échappent pas au mouvement qui voit collaborer des start-up et des entreprises plus installées. Monet+Associés, agence de relations publics, mène par exemple un projet avec Être & Vu, jeune pousse spécialisée dans le mapping vidéo, pour une marque de parfum. « Nous allions leur connaissance technique et notre connaissance du marché », confie Amaury Bataille, son directeur général, qui accueille la start-up dans ses locaux lyonnais. Un POC [proof of concept, preuve de viabilité] a vu le jour. Le projet est attendu pour cet été, a priori hors des frontières françaises.  

Ce type de démarche peut aussi passer par le partage de l’espace. Ainsi l'agence Braaxe a mis en place le flex office à l’été 2018. Pas de places attribuées, y compris pour les prestataires : chacun peut s’installer où il le souhaite. « Je veux que les externes se sentent aussi bien que chez eux », explique Julien Casiro, pour qui le dispositif répondait à une problématique de place, sans compter qu’il permet de mélanger les gens entre eux (planneur, concepteur-rédacteur…) et de gagner en « confort de travail » (sic). Une logique de partage de l’espace poussée plus loin chez Gens d’événement, qui a ouvert, en février 2019, un espace de coworking. Alors qu’un scénographe et un directeur artistique l’ont déjà rejoint, l’espace pourrait, notamment, permettre à l’agence de collaborer avec l’extérieur sur des projets communs. « Cela marche dans les deux sens », souligne Justine Page, directrice conseil en communication événementielle et associée. Chacun peut ainsi amener des nouveaux clients à l’autre partie. « Nous ne sommes pas dans une logique financière - nous ne faisons pas de simple location d’espace - mais de partage et de communauté », souligne Gilles Poussier, son président.

De son côté, l’agence digitale Small is bigger mise sur des outils dédiés. Cette PME de vingt personnes a mis au point une plateforme de référencement de ses prestataires. Lancé il y a trois ans, Dots - c’est son nom - référence aujourd’hui plus de 250 noms sur 64 métiers. Une logique dont l’ultime étape est celle où l’agence devient un « hub », c’est-à-dire se passe de salariés mais collabore avec un réseau de partenaires. C’est le cas de Blake Paris, agence conseil en création et en contenus intégrés. « Cela permet notamment de travailler chez le client comme une agence intégrée », explique Ivan Pierens, son dirigeant fondateur, qui a, en 2018, avec deux créatifs freelance, réalisé une campagne d’affichage pour l’association Perce-Neige. Un modèle qui n’a sans doute pas fini d’inspirer.

Comment les millennials bousculent l’organisation des agences

Les agences sont confrontées de plein fouet à la question du management des millennials, qui restent difficiles à définir. Jeunes, indépendants, zappeurs… « Ils sont en quête de sens, ont envie d’immédiateté, cherchent à être responsables, autonomes, récompensés, et ils ont envie de travailler dans des entreprises à organisation plate, avec un management responsabilisant et inspirant », détaille Arnaud Marcilly, directeur associé et fondateur de Thinkmarket, cabinet de conseil en management. « C’est une génération paradoxale car autant ils trouvent ça “cool” de partager sur Slack, autant ils veulent dissocier vie professionnelle et vie personnelle, et refusent les charrettes », complète Julien Casiro, directeur associé de l’agence Braaxe.

Un vrai défi pour les patrons. « Les enjeux sont la déverticalisation et la capacité à faire adhérer au projet de l’entreprise en évitant le bullshit », explique Arnaud Marcilly. Une théorie qui inspire le terrain. « Nous avons créé l’agence avec toutes les “idéologies” qui fondent la culture des millennials : logique de collaboration, culture de la transparence, communication, responsabilisation. Les collaborateurs sont inclus dans les prises de décision au quotidien », revendique Gilles Reeb, cofondateur de Uzful. La société a, par exemple, mis en place « un mini comité éthique » afin de savoir si elle doit répondre à certains projets. Provoqué selon les briefs, il permet à chaque participant d’exprimer un avis selon des valeurs éthiques.

Si les millennials conduisent les agences à repenser leurs méthodes, ils n’opèrent pas non plus de révolution. « Ils sont un accélérateur dans l’approche collaborative, estime Philippe Lucas, directeur général de l’agence de communication Wellcom, mais ils ne peuvent pas la déclencher. Il faut un tropisme. Les pratiques collaboratives doivent être dans l’ADN de l’agence. »

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