Stratégies Les 50
On dit souvent qu’il ne fait pas bon vieillir dans la pub. Mais pour un créatif, la vie ne commencerait-elle pas à 50 ans ? L’heure est venue de mener l’enquête.

Cinquante ans. Le bel âge pour Stratégies qui a su traverser en se réinventant les décennies ô combien agitées de la publicité. Mais qu’en est-il des créatifs qui commencent à avoir 25 ans de métier, voire plus, au compteur ? Sont-ils toujours au faîte de leur gloire ? Représentent-ils une denrée rare recherchée par les agences ? Doivent-ils devenir directeurs de création, free-lance ou créer leur propre structure pour durer ? Ont-ils changé de vie, par envie ou nécessité, la culture du jeunisme et du digital ayant eu raison de leur savoir-faire et de leur expérience ?

À l’heure où le gouvernement souhaite allonger l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans, où l’employabilité des séniors devient un enjeu crucial pour résorber le chômage (le taux d’emploi des 55-64 ans est de 53 % en France contre 60 % en Europe et 73 % en Allemagne), j’ai souhaité en savoir plus en interrogeant mes petits camarades.

Tout d’abord, quel que soit leur statut actuel, les quinquagénaires créatifs répondent en chœur que le nœud du problème est économique. Un team de créatifs séniors, multiprimés de surcroît, ça coûte cher. Et en ces temps de pression financière continue sur la rémunération des agences, il est tentant pour elles de réduire les coûts avec des trentenaires qui n’ont pas connu les inflations salariales des glorieuses années de la publicité. Olivier Couradjut, qui après avoir formé un team réputé avec Rémy Tricot, puis un duo de réalisateurs, avant d’expérimenter la direction de création en solo chez BETC, confirme : «J’ai souvent entendu : “pour le prix d’un senior, je peux prendre deux ou trois juniors” ou encore “Il faudrait l’expérience d’un senior au prix d’un junior”».

Manque de culture digitale

Paradoxalement, les agences se démènent aujourd’hui pour valoriser leur savoir-faire auprès des annonceurs, en expliquant que la créativité, cela demande des compétences, de l’expérience et que le talent, comme une grande idée, ça se paye. Sylvain Guyomard, en team depuis de nombreuses années avec Jocelyn Devaux chez .V. puis DDB, et désormais free-lance, constate que «notre métier ne parle pas d’expérience car le mot signifie tout simplement qu’on est vieux. C’est un terme qu’on lit rarement dans les propositions d’emploi, ou alors juste cinq ans pas plus…». Il remarque que les directeurs de création qui recrutent ont souvent une quarantaine d’années et il n’est pas toujours évident pour eux de manager un team plus âgé qu’eux.

L’autre raison évoquée pour expliquer le recrutement moindre des créatifs séniors serait leur manque de culture digitale. Il est vrai que contrairement aux «millennials», ils ont dû apprendre sur le tard à maîtriser les subtilités des réseaux sociaux. Formés à la culture du concept, du film, de l’affichage, certains ont eu du mal à s’adapter à celle du snacking content, du dispositif viral, du post et du hashtag.

Retour en grâce. Il n’empêche. Selon les dires des créatifs, ce qui prime sur la stratégie des moyens c’est l’idée. Et à ce jeu-là, leur formation qui privilégie l’esprit de synthèse et l’insight consommateur est un véritable atout. Preuve en est, les grandes campagnes intégrées primées à l’international qui sont souvent le fruit de teams confirmés, qui savent certes collaborer avec des plus jeunes agiles en digital.

Retour en grâce

Depuis quelques années, les seniors semblent même bénéficier d’un retour en grâce. Après la période des «activations» digitales, on redécouvre les vertus du «storytelling» dans des formats vidéo longs, tout comme la valeur du «copywriting» avec des posts Facebook ou Instagram aussi inspirés qu’une bonne affiche. Insights, narration, rédaction, des domaines où excellent les talents confirmés comme Patrice Dumas qui officie sur Monoprix chez DDB. Pour lui, l’âge n’est pas un sujet pour peu qu’on conserve la passion du métier et la motivation. Il faut par contre cultiver sa curiosité et «fuir la routine qui nuit à l’originalité des idées. Le risque étant que plus on a d’expérience, moins on fait d’expériences.»

Certains interviewés pensent aussi que dans une époque où le politiquement correct est de rigueur, les plus séniors seraient moins dociles, qu’ils ouvriraient plus souvent leur «gueule» et perturberaient donc un management qui souhaite que les dossiers avancent vite et bien, sans le moindre conflit avec le client. Bernard Naville qui a connu les grandes années de CLM/BBDO estime que «pour un jeune commercial, briefer un senior qui a gagné son premier Lion quand il était encore en culottes courtes, c’est s’exposer à des argumentations et une remise en question de sa stratégie».

Thierry Lebec, en team depuis plus de vingt ans avec Bénédicte Potel (TBWA, Y&R, DDB, Leg, Publicis, Altmann+Pacreau), abonde dans ce sens. Pour lui, «la liberté de ton que pouvaient avoir les créatifs par le passé est désormais moins bien acceptée dans les rapports hiérarchiques. On est très vite taxé de divas ou de psychorigides alors qu’on cherche juste à monter le niveau». Les plus jeunes, n’ayant pas connu le star-system, seraient a priori plus coulants… en apparence seulement, car ils sont prêts à quitter l’entreprise du jour au lendemain si elle ne répond pas à leurs aspirations.

Productivité

Trop chers, peu à l’aise en digital, egos surdimensionnés ? Au-delà des clichés, les seniors ont cependant pas mal d’atouts à faire valoir. À commencer par leur productivité. Comme ils ont du métier, ils comprennent vite les problématiques et intègrent facilement les contraintes client. Ils vont droit au but et permettent de gagner du temps. Ils sont souvent autonomes et peuvent assurer les présentations avec des équipes commerciales resserrées. Ils sont capables de prendre en charge plusieurs sujets à la fois, de prioriser, et rassurent les directeurs de création, notamment sur les grands clients et lors des grosses compétitions.

Expertise et savoir-faire. Un autre argument, et non des moindres, c’est leur expertise, leur savoir-faire, leur capacité à prendre de la hauteur pour inscrire leur travail dans un temps long. Comme le dit Pierrette Diaz, qui a géré des grands comptes comme créative sénior, puis comme directrice de création chez DDB, Y&R, avant de les piloter directement en free-lance : «Après 50 ans, ceux qui restent ont fait leurs preuves, et continuent de marquer leur métier avec de grandes campagnes. Ils savent construire et faire progresser les marques». Leur capacité à donner du sens, à transformer une vision d’entreprise en une idée durable, est d’ailleurs une attente qui revient en force côté annonceurs pour répondre à leurs enjeux RSE.

Pour bien vieillir comme créatif dans la pub, doit-on forcément devenir directeur de création, se mettre en free-lance, ou se lancer dans l’entrepreneuriat ? Tous répondent en chœur comme Patrice Dumas que «la direction de création est un autre métier et qu’il est stupide de changer de métier si on aime le sien». Quant au statut de free-lance ou d’entrepreneur c’est un véritable changement de vie qui correspond à des parcours et des motivations très variables selon chacun. Entre l’envie d’indépendance et le besoin de sécurité, l’équilibre n’est pas toujours simple à trouver. Eric Helias, comme d’autres créatifs de sa génération, a sauté le pas après une carrière dans des grands groupes pour monter Mutant Paris, «une agence digitale dite techno-créative». Car selon lui, «l’avenir du créatif dépend de sa capacité à se remettre en question. Un seul credo : s’adapter ou mourir».

Transmission

Enfin, les seniors ont un rôle clé dans les agences, celui de former les plus jeunes. Comme le dit Pierrette Diaz, «les grands créatifs, directeurs de création, et patrons d’agence de plus de 50 ans, parfois les trois ensemble pour certains, ont la mission d’apprendre leur métier aux nouvelles générations, de divulguer les ficelles mentales de construction d’une idée.» Un rôle de transmission qu’elle prend à cœur en enseignant dans les écoles supérieures de communication. Tout comme Olivier Desmettre, ex-executive creative director chez Publicis, qui est allé jusqu’à monter une école de formation à la création publicitaire sur le principe d’une véritable agence : Le Quatre by Iscom. C’est pour lui moins une reconversion qu’une suite logique de son parcours : «Ma charge de travail est tout aussi dense qu’en agence, mais quel plaisir de voir les talents se révéler, d’être là quand ils ont le déclic, de sentir que la passion les attrape.»

En résumé, 20, 30, 40, 50 ans ou plus, l’enjeu pour les agences est moins l’âge des créatifs que d’assurer un véritable brassage entre les générations. Non seulement pour transmettre ce métier aux séniors de demain, mais aussi pour que les plus anciens apprennent des plus jeunes. En s’imprégnant certes de leur culture digitale, mais surtout de leur culture tout court, afin de mieux comprendre leurs aspirations profondes.
Comme le résume Patrice Dumas : «Si un créatif est singulier, qu’il est redoutablement efficace, qu’il apporte un vrai point de vue sur le monde et la création, je pense qu’on se moquera de l’âge qu’il a. Mais si à 50 ans, il te propose la même chose qu’un junior de 25 ans, en réclamant 5 fois plus d’argent, et en te racontant que c’était mieux avant, alors oui ça va être compliqué. Mais pas parce qu’on déteste les vieux dans la publicité.»

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