Après son départ de Criteo, Nicolas Rieul, président de l’Alliance Digitale, se réclame désormais d’une parole libre. Il revient sur les enjeux réglementaires, l’IA, la concurrence, la fin des cookies tiers et l’avenir de l’association.

Vous avez été confirmé dans vos fonctions à l’Alliance Digitale à la suite de votre départ de Criteo. Avez-vous un projet personnel ?

Nicolas Rieul. Oui, et je remercie le conseil d’administration de m’avoir confirmé. Les statuts m’autorisent à rester à titre individuel si le Conseil et moi-même le souhaitons. Ce qui a été le cas pour la fin de mon mandat, donc décembre 2024. Et oui, je travaille sur une nouvelle aventure dont les annonces viendront en détail le moment venu. Mais mon engagement associatif et les combats que je mène ont toujours été un fil rouge de ma carrière. Et maintenant, même si Criteo reste membre du conseil d’administration, à titre individuel, ma parole n’a jamais été aussi libre.

Il y a beaucoup d’actualités en ce moment, notamment au niveau de la régulation du numérique, entre le Digital Market Act, le Digital Services Act, le SREN, l’IA Act… Est-ce que tout cela va dans le bon sens selon vous ?

Comme on le voit dans la question, il y a beaucoup de textes de lois. Ce qui est déjà un sujet en soi. Il ne faut pas sous-estimer l’impact en termes de ressources et d’efforts sur les entreprises, qui en parallèle essayent d’innover. Nous avions réalisé une étude avec EY et Favernovel, qui démontrait que les sujets réglementaires sont une des premières sources d’inquiétudes pour les dirigeants du secteur. En tant qu’association, nous avons eu raison d’investir là-dessus, depuis quelques années, notamment avec le travail de Pierre Devoize, DG adjoint chargé des affaires publiques, et les moyens qu’on met en place pour défendre les intérêts de notre industrie. Tout ça pour ne pas être en réactif et en relation constante avec les pouvoirs publics. Et je pense que l’Alliance Digitale a réussi à devenir l’interlocuteur principal avec eux sur nos sujets. Il faut savoir que de grandes sociétés ont les moyens, en interne, de défendre leurs propres intérêts. Mais d’autres n’ont pas les ressources pour étudier les textes de lois en amont et aller dialoguer avec le législateur. L’association est donc là pour les représenter. À titre indicatif, sur environ 200 adhérents, seuls 10 ont en interne des personnes dédiées aux affaires publiques.

Sur le DMA, précisément, est-ce une avancée pour le secteur ?

Dans le sens où, justement, il ne s’applique pas à tout le monde, à la différence du RGPD, cela va dans le bon sens, oui, car il crée une différence selon les tailles des acteurs sur le marché. Mais ce que l’on remarque, c’est que certains acteurs arrivent encore à le contourner. Apple, par exemple, a annoncé se mettre en conformité au niveau de l’AppStore, notamment pour les paiements en s’ouvrant à des systèmes tiers. Mais encore une fois, il piétine l’esprit de la loi, en ajoutant dès qu’il y a un lien externe pour aller payer, d’une part un avertissement alarmiste, indiquant qu’ils ne garantissent plus la sécurité de la transaction, et une taxe. Pour un média, si vous souhaitez vous abonner, ce sera plus cher et vous vous sentirez en danger si vous payez sans passer par Apple Pay. Apple se met en conformité avec la loi, mais la contourne pour continuer à protéger de façon indue son environnement. Donc si le DMA est positif, il faudra du temps et de l’énergie pour arriver à ce que le texte remplisse effectivement ses objectifs.

Et concernant l’IA Act ? [l’interview a eu lieu avant l’accord des États membres]

Outre le fait qu’il faut trouver un bon équilibre entre régulation et innovation, je me souviens des mots de Benoît Cœuré, le président de l’Autorité de la Concurrence, lors de notre Forum qui affirmait que l’IA était « un potentiel musée des horreurs de l’antitrust ». Car les éditeurs d’IA sont les nouveaux Gafam. Personnellement, j’invite tous les entrepreneurs à saisir les opportunités de l’IA générative, mais attention, ces entreprises vont créer des nouveaux services, de la nouvelle valeur ajoutée via ces géants, qui in fine poseront les mêmes problèmes. On a l’impression que les prix de l’IA vont baisser. Quand vous serez dépendants, vous ferez comment ? On risque aussi de se retrouver dans des cas de figure où ces géants de l’IA vont pouvoir copier des services, et passeront de partenaires à concurrents, comme Apple Music l’est devenu pour Spotify. Ces géants pourraient très bien aussi couper le robinet dès qu’ils le voudront. Nous pouvons être confrontés aux mêmes problématiques qu’actuellement. Donc il va falloir être très forts, et ne pas défavoriser les entreprises européennes dans ce domaine. Car ce qu’on voit avec les géants actuels c’est qu’ils ne se sont pas posés de questions. Ils ont d’abord rendu leurs services accessibles à tout le monde et s’interrogent sur les questions légales ensuite.

Au niveau concurrentiel, l’Alliance a toujours été engagée contre les géants…

Il faut rappeler en préambule qu’on n’est pas contre les Gafam, ni pris dans un anti-américanisme. Ce sont des sociétés qui ont innové et ont été les meilleures à un moment sur le marché. Mais si je peux le dire ainsi, j’aimerais qu’on ait des monopoles en Europe sur le numérique, aussi. On est pour défendre les intérêts communs sur notre marché, pour la majorité de nos membres. Le problème est qu’il y a des acteurs qui créent une situation de dépendance économique. Alors soit on met le problème sous le tapis, soit on le traite car c’est l’intérêt du plus grand nombre. Et même si nous représentons beaucoup d’acteurs, nous ne fuyons pas, et les traitons. Si Google est un grand acteur de la pub, c’est aussi un navigateur dont tout le monde est dépendant. Cela doit être dit. Donc l’Alliance n’a jamais eu peur de porter les questions. En témoigne la plainte collective interprofessionnelle (SRI, Udecam, Gest) contre l’Apple App Tracking Transparency (ATT) [qui rend beaucoup plus difficile le tracking sur iOS] déposée en novembre 2020, la première dans le monde.

Où en est-ce d’ailleurs ?

Il y a eu une notification de griefs à Apple cet été de la part de l’Autorité de la concurrence. Ce qui signifie qu’elle a acté qu’il y avait un problème pour ouvrir le contradictoire. C’est un premier signal fort à charge contre Apple, indispensable pour la suite de la procédure. Il faut noter que cette plainte, la première dans le monde, a été un moment fort en démontrant qu’on se saisissait des enjeux très tôt sur la scène internationale. Que nous n’étions pas juste dans les déclarations mais que c’était suivi d’actions. À l’époque, l’IAB US s’était démarquée de l’IAB France. Et l’année dernière, l’association américaine a changé de position en affirmant qu’Apple était « leur ennemi », car ils ont vu un grand nombre d’applications fortement touchées par l’ATT.

Il y a un sujet dont on ne parle quasiment jamais, qui est la question de l’interopérabilité publicitaire entre les acteurs. Il devait être dans le projet de loi SREN, mais il en a été écarté.

L’interopérabilité c’est notre cœur de métiers : créer des standards pour que tout le monde se parle. Or les grandes plateformes, ont créé des modèles où les outils techniques ne sont pas interopérables. Si vous voulez acheter de la publicité sur YouTube, vous ne pouvez passer que par les outils de Google, par exemple. Ce n’est pas un mal, ils en ont le droit. Le problème c’est quand cette absence d’interopérabilité est un facteur d’accroissement de leur position dominante. Et donc oui, nous avions proposé un amendement dans le projet de loi numérique, l’année dernière, contre cela. Amendement qui a été soutenu par l’ensemble des groupes politiques, à l’exception du RN et de LFI, mais qui était irrecevable pour des raisons de procédure, car le président de la commission chargé du texte avait décidé que les sujets publicitaires étaient hors du cadre du projet de loi. Mais nous ne lâchons pas le sujet, qui sera discuté notamment dans le cadre des États généraux de l’information.

Mais comment travaillez-vous au sein de l’Alliance sachant que les Gafam font aussi partie de vos membres ?

Notre association réunit tous les acteurs, et Amazon est présent au conseil d’administration. Nous sommes en règle générale d’accord sur l’essentiel, mais oui, il existe des situations délicates. Mais ils comprennent que ça va au-delà de l’intérêt particulier. Et donc nous avons un groupe de travail dédié, sur les sujets de concurrence auxquels les Gafam ne participent pas. Une sorte de « safe space » au sein duquel les sujets peuvent être librement débattus. Mais tout ce qui y est discuté est transparent et les comptes rendus des travaux sont disponibles pour tout le monde.

La France serait-elle plus à même de mettre ces sujets-là sur la table ?

Oui, clairement. Et la plainte contre ATT le prouve, ou tout le travail sur la Privacy Sandbox que nous faisons depuis plus de trois ans après l’annonce de la suppression des cookies tiers. Et si nous n’avons qu’une petite dizaine de membres qui font des tests concrets sur ce sujet, nous sommes sûrement l’une des associations les plus actives dans le monde. Ce qui est inquiétant, d’ailleurs… Pourquoi la France ? D’une part, car je pense que nous ne sommes pas les États-Unis, justement, et que nous avons un secteur de la publicité digitale assez bon, foisonnant, avec des entreprises qui ne sont peut-être pas des géants mais assez championnes dans leur domaine. Et on ne retrouve pas un tissu aussi riche ailleurs en Europe selon moi. Cette culture, qui vient historiquement des télécommunications, avec des ingénieurs, favorise tout cela.

Sur le sujet de la Privacy Sandbox, les tests sont ouverts depuis un mois, le temps file vite, est-ce que vous êtes inquiets ?

Absolument, car on voit que le calendrier est très resserré. Les propositions d’API de Google sont très récentes. Sincèrement, on ne voit pas comment cela peut arriver à la fin de l’année. Les risques pour l’open web sont énormes. L’IAB TechLab vient de saisir de la question, il y a quelques semaines. Ils ont listé les 40 cas d’usage de la publicité en ligne : diffuser une vidéo, mesurer l’audience, la cibler etc. Sur les 40, seulement 10 sont supportés par la Privacy Sandbox. Et personne n’a encore conscience du potentiel séisme que cela peut avoir pour les médias et la publicité en ligne. Si on ne peut plus mesurer la performance, cibler, sur l’open web, que va-t-il se passer ? Les annonceurs ne pourront le faire que sur les environnements fermés, les plateformes. L’IAB TechLab explicitait après son analyse que Chrome jouait, avec ces nouveaux outils, le rôle d’un SSP et d’un adserveur. Donc quid de l’existence des SSP actuels dans un monde post Privacy Sandbox ? Aujourd’hui, aucune étude n’a été réalisée sur l’impact économique de ce mouvement de marché. Donc oui, nous sommes inquiets, mais aussi concentrés, et nous poursuivons notre travail et nos échanges avec Google pour faire de la pédagogie auprès de nos membres. On ne peut pas nous reprocher de ne pas jouer le jeu. Notre but c’est de trouver un modèle qui convienne à tout le monde. Je reste positif sur le fait que l’on arrive à trouver des solutions. En revanche, les délais me semblent impossibles vu l’état des travaux et le marché à l’heure actuelle. Le péché originel, c’est que Google a fait du solutionnisme. Ils ont annoncé la fin des cookies sans avoir de réponse concrète.

Mais l’autorité britannique (CMA) qui encadre tout ce projet devrait trancher ce débat, justement, cet été…

Mais c’est une question cela aussi. Doit-on reconnaître la CMA en France ? Google a annoncé partout dans le monde qu’il reconnaîtrait sa décision. Mais d’autres plaintes sont en cours, notamment au niveau de l’Union européenne. Si on travaille avec le Royaume-Uni, que l’on regarde ce qu’il se passe, est-il légitime, finalement, d’accepter que l’avenir de l’Open Web français se décide là-bas ? C’est un vrai débat de fond.

Cela fait un an et demi que l’IAB et la MMA ont fusionné pour créer l’Alliance Digitale. Quel bilan tirez-vous de cette association ?

Cette alliance était une question de moyens. Face à des enjeux tellement forts pour le numérique, nous ne pouvions pas nous reposer sur des bénévoles associatifs. Le but était de professionnaliser l’association professionnelle. Et ça, c’est un objectif réussi. Nous avons une vingtaine de groupes de travail, cinq permanents, sans compter les consultants qui travaillent pour nous. Et nous allons embaucher un chief technic officer pour suivre les sujets plus techniques avec l’IAB TechLab. Nous projetons de lancer une étude d’impact sur l’inflation, avec Julie London, vice-présidente de l’association en charge des marques, avec les annonceurs qui sont aussi parmi nos membres. Mais tout cela n’est encore que le début de l’histoire pour l’Alliance Digitale. Il y a 9 000 entreprises en France dans le marketing digital, et l’Alliance a vocation à s’agrandir. J’espère qu’on pourra faire d’autres annonces sur ce sujet dans les prochains mois.