Réseaux sociaux

La Russie et l’Ukraine se font aussi la guerre en propageant de fausses ou de douteuses informations susceptibles de servir l’invasion d’un côté, la défense de la patrie de l’autre. Décryptage.

Le 24 février, le visage de l’internet mondial a changé. « Nous sommes passés d’une désinformation centrée sur le covid et le vaccin, à l’Ukraine, relate Grégoire Lemarchand, rédacteur en chef de l’investigation numérique à l’AFP, à la tête des 130 fact-checkeurs du réseau, dont une dizaine en France. Plus vous avez de l’intérêt pour un sujet, plus vous avez de la désinformation. » Une intoxication difficile à combattre parce que protéiforme, allant de la plus grossière - le photomontage du président ukrainien Volodymyr Zelensky avec une croix gammée - à la plus sophistiquée, mélange de vrai et de faux, citation tronquée, vidéo coupée, sous-titres ne correspondant pas au son, etc.

Large palette

 CEO et cofondateur de Buster.AI, Julien Mardas a développé depuis 2019 une technologie basée sur le deep learning qui traque les infox. « Depuis le début du conflit ukrainien, les gens se tournent vers les réseaux sociaux, observe-t-il, ils partagent, ils reweetent, et ne vérifient pas. Sur Twitter, il y a 15 à 20% de réactions en plus et l’on sait qu’une fausse info circule sept fois plus qu’une vraie. » Pour lui, toute la palette est déployée. Depuis la manipulation par omission (« mute news ») quand une vidéo authentique est par exemple poussée sur les réseaux sans contextualisation et est ensuite abondamment reprise avec des commentaires qui peuvent la transformer en « fake news ». Jusqu’aux GAN ou « generative adversarial networks » qui peuvent produire des images n’ayant jamais existé. En passant par le deep fake qui place de faux propos sur de vraies images, ou le « cheap fake », manipulations à base d’images trafiquées sur des logiciels à portée de main. Pour lui, on trouve aussi des liens interpersonnels, politiques, capitalistiques ou des intérêts sur les matières premières à l’origine de la diffusion de fausses informations.

La posture anti-système et la défiance vis à des médias comptent aussi pour beaucoup dans la promotion des messages pro-Poutine, qui reposent eux-mêmes sur la vision complotiste d’une « nazification » de l’Ukraine censée justifier l’invasion. On sait, par exemple, que la nébuleuse pro-russe trouve des soutiens dans le mouvement antivax comme Richard Boutry ou Oliv Oliv. « Ils étaient à la pointe de la contestation contre la #dictature sanitaire en France. Coïncidence, je ne crois pas », pointe sur Twitter Julien Pain, présentateur de Vrai ou Fake sur Franceinfo.

«Chaos informationnel»

Mais ces fausses informations proviennent de sources diverses et compliquées à identifier, pas seulement des « fermes à trolls russes », loin de là. Un char écrasant une voiture a été russe puis ukrainien. Il y a aussi des lecteurs qui n’ont pas conscience de désinformer, partagent parce qu’ils ont un biais, ne vérifient pas leurs sources. Ce n’est pas le fait d’un seul camp, l’Ukraine aussi peut en être à l’origine, comme on l’a vu avec ces héroïques résistants à la marine russe en mer Noire, qui ont été annoncés morts sur l’île du Serpent, avant que l’information ne soit infirmée.

Pascal Froissart, professeur au Celsa, parle de « chaos informationnel », qui comprend « des infos informelles, ou apparemment telles », sur les réseaux sociaux comme des vidéos générées par les utilisateurs, « dont il est très difficile de savoir si elles ne sont pas concertées ». Un camp ou l’autre peut profiter de ces contenus amateurs pour les mettre en avant aux dépens de l’ennemi. Avec cette limite : ce n’est pas parce que l’on voit davantage d’images favorables à l’Ukraine en France – comme les messages de prisonniers russes à leurs famille – que l’Ukraine est en train de gagner la guerre de l’information.

Face à Poutine, Volodymyr Zelensky apparaît beaucoup plus à l’aise sur les réseaux sociaux, dont il semble maitriser les codes à la perfection, et qui lui permettent de démentir, par des images tournées dans Kiev, la désinformation russe faisant état de sa fuite à l’étranger. « Mais la population russe n’a pas accès à ces images », rappelle le chercheur. D’autant que Facebook et de nombreux médias étrangers (BBC, CNN, TV5, Bloomberg, Deutsche Welle, ZDF, ARD, RAI…) ont dû suspendre là-bas leurs activités après l’adoption d’une loi par la Douma criminalisant les « fausses informations contre les forces armées russes », avec une peine allant jusqu’à quinze ans de prison.

En France comme dans l’UE, la censure de RT va favoriser les médias alternatifs. L’absence de caisse de résonance liée à un État est susceptible de ralentir la diffusion de fausses informations. Mais la bulle de filtre joue à plein. D’autant que Meta et Twitter sont loin d’avoir arbitré contre la viralité des fake news – sauf si elles sont signalées comme évidentes. « En temps de paix, je n’ai que des nouvelles qui me satisfont, en temps de guerre, c’est dix fois pire », appuie Pascal Froissart.

«Comme des pompiers»

Quoi qu’il en soit, les réseaux sociaux rendent la circulation des infox très rapide. « Nous sommes comme des pompiers, arrivant quand le feu est déjà actif, tentant de le circonscrire. En parallèle, les chercheurs, les ONG, ont un travail à mener pour comprendre les ramifications. Beaucoup de comptes ont été créés comme par hasard il y a un ou deux mois. De là à en déduire que le Kremlin avait anticipé… Il faut mener l’enquête », développe Grégoire Lemarchand.  

Pour ceux qui diffusent, les enjeux sont multiples. Côté russe, la légitimation de l’invasion est aussi un levier d’influence de long terme. « Les Russes ont une tradition de désinformation depuis le KGB, illustre Emmanuel Ostian, journaliste et producteur, ancien reporter de guerre et auteur de Désinformation (Plon, 2019). Depuis le 24 février, il y a un maelström difficile à regarder. Pour moi, il n’y a pas plus de désinformation que d’habitude. Les choses se sont mises en sourdine car ce qui se passe sur le terrain remplace ce qui est diffusé […] L’activité [d’intox] reviendra une fois l’effet de halo passé. Notre Internet est saturé par la vision occidentale du conflit. Les pro-Russes agiront de nouveau dans un second temps, en mode : ‘‘c’est l’Otan qui avait provoqué’’. »

Une vision qui, selon lui, pourrait émerger d’ici à quelques semaines et trouver un terrain favorable chez ceux qui, y compris en France, ont aimé en Poutine la figure de l’autorité. « La fausse info n’est pas dangereuse en soi, sa répétition l’est. Plus on reste dans sa bulle, plus cela fige les positions », relève Grégoire Lemarchand. La guerre de l’info se mène dans tous les conflits mais prend une couleur un peu différente ici, dans « l’écho » qu’elle trouve. « Les Français sont moins concernés par une guerre sur un autre continent », poursuit-il. « Sauf si la France est visée par une tentative de manipulation de son élection, ce qui est très possible », conclut Julien Mardas.

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