Tribune

Plus que des profils socio-démographiques, le milliardaire s'offre avec le rachat de Twitter la principale cartographie de l’opinion, aussi imparfaite soit-elle.

Derrière le rachat du réseau social Twitter, se trouve Elon Musk, milliardaire, inventeur, homme d’affaires excentrique. Ce dernier a affiché une très belle ambition derrière cette coûteuse opération : en faire «une arène ouverte pour la liberté d’expression».

Twitter est en effet un lieu de parole et d’instantanéité. Le format court de 140 caractères invite à ramasser ses idées, et la plateforme est peu modérée (2 000 personnes dans le monde). Résultat : Twitter rassemble des gens passionnants et passionnés, immensément drôles parfois, et des trolls qui s’acharnent sur un individu ou un groupe qui ne partage pas leurs idées.

Or, Elon Musk le reconnaît sans se faire prier : il respectera les différentes réglementations, telles que le RGPD et le DSA (Digital Services Act). Sous sa gouverne, la haine en ligne risque de prendre un peu de plomb dans l’aile.

Éternelle start-up

Que reste-t-il donc à gagner sur Twitter ? Une formule payante a été annoncée ; pas sûre qu’elle puisse rembourser une infime partie des 44 milliards de dollars. Le reste du bilan financier de Twitter laisse dubitatif. Éternelle start-up, à peine à l’équilibre, jamais rentable, Twitter a peu de chance de rapporter gros à première vue. Son mérite est surtout d’avoir réussi à entretenir une communauté de la conversation où chacun est à la recherche du bon mot, où chacun pourrait, sous couvert d’anonymat, les employer tous.

Le réseau social qu’Elon Musk s’est payé, c’est celui de l’opinion. Et de l’analyse de cette opinion. Elon Musk achète de la data : pas celle d’un profil segmenté par centres d’intérêt et données socio-professionnelles. Les communicants le savent : Twitter ne vous donne pas des indications si fines qu’elles autorisent la modélisation de publicités ciblées avec une précision vertigineuse. On y trouve cependant d’autres données : la data du verbe, de l’opinion, de la discussion, de la conversation ambiante, de ce que les gens peuvent bien raconter, en somme. 

Cette data est déjà analysée : 80% des données sémantiques issues du web proviennent de Twitter. C’est sur le terreau de ce réseau social que les études d’opinion spontanées, les suivis d'e-réputation ou les analyses d’insights consommateurs se fondent. Il faut partir du principe qu’un échantillon limité quantitativement (10 millions d’utilisateurs considérés comme actifs en France) mais riche qualitativement (des milliers de conversations, expressions et émotions analysées) est de toute façon plus parlant que rien du tout. C'est d'autant plus le cas que sur les autres réseaux sociaux (Meta, LinkedIn, TikTok, Snapchat, Weibo), les données de conversation sont impossibles à récolter. 

Une certaine idée de l’opinion

Elon Musk achète donc la principale cartographie de l’opinion : imparfaite, incomplète, non représentative (70% sont des hommes, 38% ont entre 24 et 39 ans), mais une idée de l’opinion. Et cela pose de nombreuses questions. Que vaut cette photographie dont il dispose, et dont on a souligné les imperfections face à un sondage ? Que faut-elle face à une élection qui réunit moins de 50% des inscrits sur les listes électorales, comme les deux tours des précédentes législatives en France ?

Dans une étude parue il y a quelques jours, RSF parle de «chaos informationnel», au niveau international avec des puissances en conflit, mais aussi à l’intérieur des États, et à l’intérieur des États démocratiques. Cette «nouvelle polarisation» est liée au relais que constituent les réseaux sociaux. Or Twitter se repaît de séquences médiatiques scénarisées à l’extrême, parfois sorties de leur contexte, qui visent à provoquer l’indignation d’un groupe.

Il existe bien sur Twitter des relais d’opinion argumentés et contradictoires, des threads, des vidéos, mais ce n’est pas le lieu où la citoyenneté rime avec l’analyse, la mise à distance, la réflexion et l’appréhension de la complexité. Elon Musk s’est payé la possibilité de mettre à distance les expressions des formes de citoyenneté qui s’appuient sur l’analyse d’une démocratie complexe et parfois contradictoire. Espérons que nous aurons à cœur de soutenir ces autres formes d’expression, de la presse à la consultation citoyenne, pour que l’opinion publique reste la propriété de tous.

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