Dans son ouvrage Web Crash, la chercheuse et maîtresse de conférence à l’IAE Paris Maria Mercanti-Guérin anticipe un écroulement du web tel qu’il existe aujourd’hui. Elle invite à ouvrir les yeux sur la réalité de son modèle économique, mais aussi de toute sa structure physique. Un ouvrage troublant.

Dans votre dernier livre, Web Crash, vous donnez une sacrée fessée au modèle du web, en listant, selon vous, tout ce qui fait qu’il va dans le mur. Comment est venue l’idée du livre ?

Maria Mercanti-Guérin. Je travaille en tant qu’universitaire sur le digital depuis de nombreuses années, je fais beaucoup de formations continues et je suis au contact de chef d’entreprise, de directeurs marketing, j’aide les entrepreneurs aussi, dans leur projet. L’idée est venue lorsque ces derniers commençaient les campagnes de publicité digitales, notamment Google Ads. Mes étudiants me disaient qu’elles ne marchaient pas du tout. Nous avons mis en place des ateliers, pour réfléchir et améliorer les choses et je me suis rendu compte que souvent, les campagnes étaient un sacré gaspillage d’argent. Le ciblage était mauvais. Mais outre cela, quand on vous met en contact avec un conseiller Google, la seule réponse, c’est que vous ne dépensez pas assez. On ne raisonne qu’en montant quotidien investi. Toute la mécanique psychologique pour lever l’angoisse de l’investissement non rentable est en place. Plutôt que de travailler avec vous sur un meilleur ciblage, on voit avec vous comment dépenser plus, afin de vous rassurer sur le fait que l’outil cible pour vous. Peu à peu, vous perdez le contrôle des données, et le travail de pensée du marketing en amont. Nous avons travaillé sur une comparaison entre GA4, la nouvelle plateforme de Google Ads et l’ancienne. Sur GA4, vous avez une plateforme de démonstration avec un récit de Google qui aboutit à un dashboard prérempli, prédigéré, sans aucune liberté d’action. L’IA fait tout à votre place.

Mais le but est de simplifier un secteur devenu très complexe, non ?

Justement, GA4 est bien plus complexe. Avant on pouvait faire des choses soi-même, tout était expliqué plus simplement. Maintenant, on vous dit qu’on va réfléchir pour vous. Je suis très surprise du faible niveau en digital même chez des gros annonceurs. J’ai eu des contacts avec des personnes haut placées dans le marketing automobile qui ne comprenaient strictement rien au programmatique. Idem dans le Luxe pour des marques qui gèrent des millions d’investissements pubs. Ils ne connaissent rien car ils ont lâché l’affaire. Ils laissent la main à leur trading desk, à leur agence spécialisée alors que pour moi, un directeur marketing doit comprendre tous les leviers. C’est lui qui investit. Mais la complexité est devenue un moteur de l’économie. Elle est permanente et personne n’arrive plus à suivre. Les décideurs sont dépossédés du marché, en réalité ils ne décident plus de rien. Il y a un effet moutonnier, ou chacun fait comme les autres. Tout cela m’a amené à réfléchir sur comment le web arrivait au bout de sa logique.

Vous voulez dire au bout de son modèle ?

Nous arrivons au bout de son modèle économique marchand. Tout l’e-commerce repose sur la pub et tout le web de contenu repose sur la pub. Or si la pub est efficace, c’est grâce au ciblage. Si on ne peut plus cibler, elle n’a plus d’intérêt. Avec la fin du cookie tiers, ajouté à ce que je disais plus haut, le marché devient aveugle. Il faut parler également du phénomène des adblocks, des VPN qui sont en explosion et traduisent un rejet de la publicité en ligne que le marché ne veut pas voir. Et c’est normal quand on observe toutes les pubs invisibles qui se superposent les unes sur les autres. Autres indicateurs alarmants : la crise de l’engagement sur les réseaux, et celle du taux de rebonds sur les sites de médias, qui sont énormes. Dans le livre, j’évoque aussi la question de la délivrabilité des mails marketing dont une grande partie n’atteint jamais sa cible. Tout cela est favorisé par l’invasion des « bots », qui automatisent tout, et qui dans le domaine de la fraude, faussent toute notre évaluation du web en tant qu’espace de discussion et de levier publicitaire. L’écroulement de la valeur de X (ex-Twitter) vient de là. Il y avait énormément de faux comptes, une baisse de l’engagement, des clics, et une augmentation considérable du coût par lead. Et cela est généralisé. On a une inflation générale de chaque action marketing, et ce n’est jamais pris suffisamment en compte selon moi.

Mais la crise n’est que marketing ?

Dans le livre j’évoque aussi la question de la digitalisation des médias. Les abonnements numériques ne suffisent pas pour gagner sa vie dans la presse, le contenu n’est pas assez protégé. On vante les audiences, mais il y a du churn et un fort désabonnement naturel. Et quand votre publicité était imprimée, vous voyiez votre marque exposée, l’annonceur avait un justificatif et pouvait vérifier que sa pub était bien au bon endroit. C’est rassurant. Sur le digital, vous voyez de moins en moins ce qui se passe. Et quand vous regardez tous les chiffres, la vision d’Internet change. Alors, on a parlé de Netflix, présenté comme un modèle alternatif vertueux. Mais on se rend compte maintenant que Netflix fait de la pub… et on revient au cas précédent. Je parle aussi de tous les problèmes sociétaux qui émergent : les fake news, la surabondance de la communication, les contenus à faibles valeurs ajoutés, qui vantent le passive income chez les jeunes, où vous pouvez créer un business et gagner de l’argent sans rien faire avec des bots, la question des formats courts… Tout cela va créer selon moi une grave crise de confiance dans le web de la part des annonceurs et questionner profondément son modèle économique. Sans compter la reprise en main progressive des gouvernements sur le domaine. Elle a déjà eu lieu en Chine et le discours a changé sur le pays qui n’est plus un modèle.

Mais il n’y a rien de nouveau. Tous ces problèmes sont connus depuis longtemps et le marché s’y attelle…

Ce qui est nouveau c’est ce marché est en crise de croissance. Il a été habitué à des croissances à deux chiffres, et là on passe à des croissances à un chiffre. Même l’e-commerce est en crise ! On a vendu le Live Shopping comme un Eldorado avec l’exemple de la Chine, avec des taux de conversion de près de 30 %, mais on ne parle jamais des taux de retours, qui explosent ! Et si on regarde, d’où vient cette croissance ? Certaines marques sont obligées de faire du digital, mais par pure imitation. Oui, tous ces problèmes sont connus, mais à chaque fois, on prend un problème par rapport aux autres, et on ne regarde jamais le marché en général, et vers quoi toutes ces questions convergent. On ne se demande jamais si ce qu’on fait, in fine, est véritablement vertueux. On a un petit boost, une nouveauté qui rentre dans la tête et six mois plus tard on passe à autre chose. Prenez le growth hacking, qui se multiplie de façon délirante. Il faut l’adopter sinon on est ringard. On est dans un marché mouvant qui se restructure autour de nouveaux concepts, qu’il faut absolument adopter. Qu’est-ce que cela donne d’un point de vue stratégique ? On s’évertue à chercher des zones vierges, tout le temps. Et il y en aura de moins en moins alors on se sait plus quoi inventer.

Dans votre livre, vous parlez également de la crise des infrastructures…

Et de l’explosion des coûts dans les prochaines années. Internet vieillit. Il ralentit dans certaines parties du globe. Les coûts de maintenance explosent, et il va falloir énormément investir que ce soit pour les câbles d’origine, les routeurs… Les défaillances vont être croissantes. Internet est à l’image des routes ou des autoroutes qui demandent un entretien continuel. J’évoque aussi les data centers, qui doivent s’adapter à une consommation croissante. Et le réchauffement climatique n’aide pas. Alors bien sûr, énormément de personnes travaillent à améliorer cela, inventent des choses, mais tout cela ressemble à une course sans fin. De manière générale, le web n’est plus cet outil mondial interconnecté. Géographiquement, on assiste à des différences d’infrastructures sur le globe, et économiquement, il est constitué autour d’acteurs privés qui en dictent les règles. Il n’est plus collaboratif. C’est en cela que son modèle change profondément.

Vers quoi ira-t-il alors ?

Avec ChatGPT, j’ai tenté d’imaginer différents scénarios en notant leur probabilité d’émergence. Je pense que la plus probable sera celle d’un web constitué autour d’objets connectés, ce que j’appelle le web ICO. Il y a aussi le web Amazon, dont un acteur de l’e-commerce tentaculaire centralise tout : infrastructure, publicité (retail media), le contenu… Le web ubiq, centralisé autour de la TV connectée, le web décentralisé, qui selon moi est très probable pour une partie du web, ou encore le scénario d’un web autoritaire, repris totalement en main par les autorités. Je vois aussi émerger un web militant, engagé sur l’humain, avec des idéaux éthiques éducatifs et participatifs, mais avec une probabilité d’émergence très faible.

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