Avec des signaux qui passent à l’orange, les chefs d’entreprise sont malmenés. Le bateau tangue, et l’inquiétude monte. Entre charge mentale et crampes à l’estomac, la physiologie des dirigeants est chamboulée…

Encore un sujet tabou. « La santé mentale du dirigeant, on ne s’en préoccupe pas, résume Jean-Luc Douillard, psychologue clinicien. La société a laissé de côté cette problématique pour ne s’intéresser qu’à celle des collaborateurs. » Bien conscient du vide autour de cette question, ce psy a monté le dispositif Apesa, pour Aide psychologique pour les entrepreneurs en souffrance aiguë, qui a touché 10 700 dirigeants depuis sa création en 2013.

Or les alertes sont bien là : +15 % de personnes prises en charge en 2023, pour les dix premiers mois seulement. Ce chiffre va de pair avec les liquidations et redressements judiciaires auprès des tribunaux de commerce. Selon Ellisphere, spécialisée dans le renseignement commercial et financier, « les défaillances s’élèvent désormais en métropole à plus de 50 200 sur un an, en augmentation de +37,2 %. » Via Apesa, dans 95 des 134 tribunaux de commerce existants, les juges sont devenus des lanceurs d’alerte. Les conseillers des chambres de commerce et d’industrie (CCI) aussi… Le maillage s’étend. Mais, le millefeuille des difficultés s’épaissit.

« Tous les baromètres sont au plus bas, commente Pierre Niergue, directeur associé de l’agence Wonderful, agence créative digitale à Montpellier. Les entreprises sont dans l’inquiétude. Résultat : les délais pour les appels d’offres sont démultipliés. Ceux des règlements aussi. » Plus de pression pour atteindre le chiffre d’affaires, poussée inflationniste qui dure, paiement des congés payés même pour les salariés en arrêt de travail (depuis la mi-septembre), contexte international qui voit le conflit au Proche-Orient se surajouter à la guerre en Ukraine, instabilité des collaborateurs avec un turn-over qui peut intervenir tous les six mois… Les points de crispation se font sentir partout.

Résultat : le groupe WhatsApp de l’Union des conseils en communication [UCC] Grand Sud, mis en place en 2020, en plein covid, reprend vigueur. Histoire de créer une forme de soupape, avec des questionnements sur l’impact de l’intelligence sur le métier, par exemple… « Pas de crainte, ni de panique », tient toutefois à souligner Pierre Niergue, par ailleurs vice-président de l’UCC Grand Sud. La prise de parole est loin d’être un réflexe chez les patrons. « Difficile de parler de ça, reconnaît Diane Ballonad Rolland, fondatrice du cabinet Temps et Equilibre. L’image du chef d’entreprise habité par son projet ? On a chacun une représentation de la performance au travail. C’est hyperintéressant de déconstruire les idées reçues. »

Syndrome du superhéros

« On ne déconnecte jamais, constate Gilles Fichteberg, cofondateur de Rosa Paris et président de la délégation publicité de l’AACC. De ses clients, de ses prestataires, de la date de rendu en tête, du fonctionnement interne… un dirigeant inspire le stress, et expire de l’énergie. Cela fait partie du package. Des gens comptent sur nous. Quand cela ne se passe pas bien, le sujet reste secret. » Purificateur d’air pour Gilles Fichteberg, le patron est comparé à une éponge par Bertrand Thimonier, fondateur d’Adviso Partners, société conseil en fusions-acquisitions. « Ce n’est pas tant de charge mentale dont il faut parler, note-t-il, mais de charge du ventre. »

Mais, auprès de qui vider son sac ? Ses collaborateurs ? Surtout pas, car l’angoisse est contagieuse ! Mal gérée, elle peut être décuplée et démobilisatrice. Son banquier ? Le prochain prêt risquerait d’en être menacé. Ses coreligionnaires ? Des concurrents pourraient y voir une faille et de potentiels partenaires, renoncer à s’associer. « Le syndrome du superhéros prévaut, note Ophélie Baguet, brand manager de Stello, assureur pour les entrepreneurs. Et le prix de sa liberté est la dégradation de sa santé. »

Pays de salariés

« La dichotomie est palpable : les dirigeants semblent s’enrichir, mais ce n’est pas terrible derrière la façade, constate Frédéric Duplessy, psychanalyste pour dirigeants, qui reçoit trois ou quatre nouvelles demandes chaque semaine. On est dans un pays de salariés », conclut-il. Preuve en est l’absence de dispositif pour veiller à l’état de santé de nos chefs d’entreprise jusque très récemment encore. « Pas de visite obligatoire pour eux, peste Pierre Niergue. Vous n’avez qu’à faire avec un organisme privé. Une phrase fréquemment entendue. » Mais l’article 23 de la loi du 2 août 2021 crée un accès au service de prévention et de santé au travail pour les indépendants et les entrepreneurs.

« Soixante-dix services sont en train de le déployer, note Olivier Torrès, fondateur de l’Observatoire Amarok, spécialisé dans la santé mentale des patrons, avec un diagnostic pour détecter l’épuisement. Et la France se retrouve en avance sur ses voisins, maintenant. Il faut conquérir le monde ! » C’est bien parti. En juin, auprès de 22 ministres des PME de l’OCDE, prochainement en Espagne, ou à Chicago… l’évangélisation est en marche. Heureusement. « Pour prendre soin des autres, il faut prendre soin de soi », rappelle Imad Wakidi, cofondateur d’Holivia, expert en prévention des risques.

Reste une particularité bien française, qui isole le chef d’entreprise tout en voulant le rendre plus accessible. « On ne sait pas ce qu’est être entrepreneur, ponctue Isabelle Saladin, présidente fondatrice de I&S adviser et des Rebondisseurs français. Demain, tous entrepreneurs, disait une campagne de communication. Si vous remplacez par chirurgien cardiaque. Le message paraît bizarre, non ? »

Trois questions à Jean Pralong, professeur à l’Ecole de Management (EM) Normandie, titulaire de la chaire compétences, employabilité et décision RH.

Pourquoi une telle progression de la charge mentale ?

On a quitté un monde de complexité pour entrer dans un monde d’ambiguïté. La complexité, c’est un problème simple à formuler, mais délicat à résoudre. L’ambiguïté, c’est la difficulté à identifier le problème à résoudre (montée des incertitudes dans une grande variété de domaines). La denrée utile pour traiter la complexité, c’est l’information. Celle qui est utile pour traiter l’ambiguïté, c’est l’attention. Le coût cognitif pour les dirigeants est bien supérieur.

Est-ce que cela n’est pas le cas à chaque révolution technologique ?

Avec l’économie industrielle, le temps était long. Il fallait déposer un brevet, tester, construire une usine… Cela se voyait de loin. L’outil industriel ancrait les choses. C’était structurant. Dès l’instant où il s’agit de lignes de code, cela peut évoluer très vite. Beaucoup d’études se développent en interne. J’y vois une difficulté à avoir un avis. Un exemple : après le confinement, les DRH ont posé très fort les principes en matière de télétravail. On a voulu habiller tout le monde avec le même modèle. Mais, la taille unique ne fonctionne pas.

Parle-t-on suffisamment de la charge mentale des dirigeants ?

Ils en parlent entre eux. Mais dans l’imaginaire collectif, la pénibilité du salarié est, c’est vrai, plus forte que celle du dirigeant. On ne voit pas souffrir le patron de la PME, ou le directeur de banque. D’où la difficulté pour eux.

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