Les prévisions ne parlent pas encore de renversement du marché, pourtant l’horizon de 2024 semble moins dégagé qu’en 2023. Alternants et jeunes diplômés seraient en première ligne.

« L’accès au premier emploi va se compliquer. La dynamique se tasse. On le voit déjà, avec les alternants qui ne sont pas recrutés à l’issue de leur contrat. Mais on ne peut pas le dire. Notre école a pignon sur rue. » En poste dans l’une des quinze meilleures business schools de France, bien classée par le Financial Times, le professeur-chercheur à l’origine de ce constat préfère garder l’anonymat. Les grandes écoles ne se montrent pas bavardes sur le sujet. Sur fond de croissance nulle au dernier trimestre 2023 (0 %), selon l’Insee, et d’une prévision à +0,9 % pour 2024, le marché de l’emploi se grippe, après trois années d’euphorie relative. Sinistrose ou pas ? Toujours selon l’Insee, le taux de chômage a atteint, fin 2023, 7,5 % de la population active, soit +0,4 % par rapport à 2022. Et les premiers à en pâtir seraient les jeunes diplômés.

Quatre cent mille emplois à pourvoir dans le numérique, 25 000 offres dans les services à la personne, 30 000 chez les experts-comptables, 100 000 dans le nucléaire… Les annonces positives tombent, pourtant, dans les secteurs clés. « On est face à un paradoxe, relève Thibaud Michel, cofondateur de Twinin, agence de marketing RH. Pas de rétropédalage en vue, mais ça freine. Et, pour rester à la lueur du jour dans l’inconscient collectif, mettre des annonces en ligne est essentiel, même si les budgets sont plus regardés. Les sociétés seront aussi plus attentives au comportement des jeunes diplômés. »

Une communication abondante, des candidats qui ne feraient plus la loi sur le marché… telle est la photographie de l’emploi aujourd’hui en France. Installé à Montpellier, directeur associé chez Florian Mantione Institut, Loic Douyère scrute le marché depuis plus de 20 ans. Il est formel : « On revoit arriver des candidats, analyse-t-il, il y en a 20 %, 30 % voire 40 % en plus par poste. Côté coûts, les alternants sont privilégiés sachant que pour un smic amélioré, une entreprise peut avoir deux alternants. Effet boomerang, le tout juste diplômé doit se frayer un chemin sur un terrain pas toujours semé de roses. LinkedIn est d’ailleurs un bon indicateur : les partages de CV de jeunes sont de plus en plus nombreux. »

Des recrutements qui s'éternisent

Branko Rajcevic, directeur général d’Orientaction Emploi, observe aussi une évolution. « Les recrutements s’éternisent, détaille-t-il. Les candidats ne correspondent jamais, mais ce n’est pas la vraie raison. Une forme de latence s’installe. » La grande question est : où met-on les budgets ? « Entre transformation et recrutement, des arbitrages sont à faire, explique Isabelle d’Humières, coach en transformation professionnelle. Or les chiffres d’affaires sont plus tendus. » Les start-up ne lèvent plus des fonds astronomiques…

Un autre facteur va peser dans la balance en défaveur des jeunes diplômés : la réforme des retraites. « Les politiques des ressources humaines vont s’orienter vers les plus de 55 ans, commente Thibaud Michel. On peut parler d’effet millefeuilles de la crise. »

De la frustration au rage-applying

À la problématique du recrutement s’ajoute celle de la fidélisation à un poste. « 30 % des salariés en contrat à durée déterminée (CDD) ne restent pas jusqu’au bout. », selon Victor Waknine, fondateur de Mozart Consulting, conseil en ressources humaines. « L’enjeu n’est pas l’emploi, mais le travail, détaille celui qui a une carrière de 45 ans à son actif. Et c’est d’abord l’affaire du management. Les managers ne jurent que par le lien de subordination, quand les jeunes cherchent avant tout à être utiles. » Il y a frustration et, donc, rupture. Aussi, l’offre d’emploi devient-elle un bien de consommation comme un autre, scrawl à l’appui.

Dernière tendance venue tout droit des États-Unis : le « rage applying », que l’on peut traduire par « candidature enragée ». Il s’agit d’une réponse frénétique aux offres d’emploi après une déconvenue ou un mauvais moment au travail. Il suffit parfois d’un clic sur LinkedIn ou TikTok… « Un aspect générationnel entre en ligne de compte, analyse Caroline Diard, professeur associé en droit des affaires et management des ressources humaines à TBS Education. Habitués à consommer du contenu, les candidats postulent pour pester, mais aussi pour avoir une idée de leur valeur marchande, voir ce qui se fait dans d’autres boîtes. C’est du benchmarking tout simplement et une réaction infantile à une frustration. »

Une forme de défouloir, sans grande conséquence ? « Répondre n’est pas engageant, estime François Moreau, secrétaire général du groupe Randstad France. Vous faites défiler, vous likez. L’ergonomie des plateformes le permet. » Est-ce que ces candidats au clic facile vont finalement bouger ? Vont-ils vraiment signer ? « On fait des chiffres incroyables sur TikTok, constate Jérémy Duris, cofondateur du site d’offres d’emploi Aio-Jobs qui s’appuie sur l’intelligence artificielle pour générer des CV et des lettres de motivation. On veut créer une solution pour rencontrer les dirigeants plus vite. Est-ce la manifestation de cette envie d’indépendance ? Mais la mobilité n’évolue pas pour autant. »

Trois questions à Hubert de Boisredon, PDG d’Armor Group, auteur de Déserter ou s’engager ? Lettre aux jeunes qui veulent changer le monde, Mame Editions, septembre 2023

Pourquoi vous adresser aux jeunes ?

Quelle vie voulons-nous ? Ne perdons pas notre temps ! Quittons l’ordre social ! Les prises de position des jeunes diplômés d’agro ParisTech en 2022 ont fait l’effet d’un électrochoc. La prise de conscience d’une fracture entre générations, entre le monde des entreprises et un certain groupe de jeunes, très affectés par le réchauffement climatique. Cela m’a fait réfléchir. Il faut passer du jugement à la compréhension.

Avez-vous modifié votre façon de manager pour répondre à ces jeunes ?

On a été pas mal formé au « top down », avec des plans d’action à suivre. Or le besoin d’écoute est réel, d’où au moins une heure passée, chaque mois, avec chacun des collaborateurs. Lesquels sont très affectés par ce qui se passe dans le monde. Leur permettre de le dire est important. Ils arrivent un peu déprimés. Il faut revitaliser l’engagement. Aussi, avons-nous accompagné un jeune des RH qui souhaitait développer autre chose.

De quoi proposer un menu à la carte ?

L’objectif à atteindre est de rester vrai. On est le canal d’énergie pour avoir envie de donner le meilleur de soi-même. 80 % des licenciements ne sont pas liés à des problématiques de compétences, mais aux relations humaines. La marge de progression existe. Aujourd’hui, l’objectif de l’entreprise n’est pas que comptable. Difficile, ce message est de plus en plus écouté, pour preuve, les quelque 150 sociétés qui ont décidé de mettre le développement durable au cœur de la stratégie de développement, via l’Association des dirigeants responsables de l’Ouest. Et 300 en France. Pour preuve aussi, les 62 binômes entre un alumni et un jeune d’HEC. Le plus âgé se met à l’écoute du plus jeune.