Depuis ChatGPT, les cartes sont redistribuées, questions et fantasmes à la clé. L'IA générative ferait le lit de la flemmardise dans un monde d’entreprises centré sur la rentabilité et les objectifs.

Il y aurait pire que la génération Z. Cofondateur de l’agence indépendante Glory Paris, Arnaud Le Bacquer en est convaincu. « Le monde va se scinder en deux, détaille-t-il, entre les spectateurs et les acteurs. Entre ceux qui vont prendre pour argent comptant ce que dit l’intelligence artificielle, et les autres. C’est le risque d’une pensée unique. Les gens raisonnent de moins en moins par eux-mêmes. » Et l’estocade arrive ensuite : « Ils ne sont pas aussi malins, le niveau créatif baisse. On ne s’en apercevra pas, parce que nous tous deviendrons de plus en plus flemmards, mais il n’y a qu’à regarder les archives de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) pour le comprendre, au regard de la qualité d’expression de ces gamins. J’ai beaucoup de mal à faire lire mes créatifs. La nouvelle génération n’est pas tellement nourrie. Et en plus, si le vide est comblé par l’IA… c’est foutu ! » Haro sur la génération IA ? Après haro sur la génération Z ? L’intelligence artificielle générative, qui a engendré ChatGPT, Midjourney ou Stable Diffusion, fait trembler tout l’édifice. Et les prises de position sont souvent tranchées.

La défense « d’un monde qui n’existe plus »

Dernière statistique tombée : 76 % des employés des économies en croissance pensent que l’IA peut jouer un rôle clé dans l’amélioration de la relation qu’ils ont avec le travail, d’après le Work Relationship Index de HP. Preuve que tout le monde ne broie pas du noir concernant la déferlante de cette technologie, d’abord portée par une association, avant de passer au statut d’entreprise à but (très) lucratif en 2019. « En 2023, 10 % des collaborateurs déclaraient utiliser ChatGPT au moins une fois par mois, souligne Nosing Doeuk, senior partner du cabinet de conseil en transformation numérique Mc2i. C’est beaucoup, en moins d’un an, surtout qu’ils ne pourraient pas revenir en arrière. »

« Avec le pessimisme, on ne fait rien, martèle Arnaud Lacan, professeur de management au sein de Kedge Business School. J’y vois l’idée d’une défense d’un monde qui n’existe déjà plus. Rien n’arrête une idée quand le temps est venu, pour reprendre Victor Hugo. C’est un combat perdu d’avance, comme les entreprises qui interdisaient à leurs collaborateurs l’accès à Facebook. Avec l’IA, on passera peut-être à un équivalent temps plein (ETP) à 25 heures ou 28 heures. » Mais, avant d’en arriver à traiter de l’organisation du travail, peut-être même du revenu universel – idée qui refait surface dans les analyses de Jérémy Lamri, fondateur de Tomorrow Theory, coauteur de Generative AI at work (EMS), les entreprises commencent à se former. Timidement. Selon LinkedIn, seulement 38 % accompagnent leurs collaborateurs à se familiariser avec l’IA. Cyril Bladier, directeur marketing de Business-on-Line, se souvient d’un échange avec des directeurs généraux, RH et PDG en juin 2023 : « Ils n’avaient aucune idée de l’impact de cette technologie sur les métiers de leurs collaborateurs. "Mes ados m’ont montré ChatGPT", disaient-ils… Cachez cette innovation que je ne veux voir… » Et puis, il y a les bons élèves. L’agence Wellcom s’est emparée du sujet, et des outils, depuis janvier 2023. L’ensemble des collaborateurs ont été formés. Avec l’enjeu de la sécurité au cœur des problématiques. À raison : un prompt (une requête) puissant a permis de débusquer l’information du futur téléphone de Samsung.

Paresse stratégique

Cyril Bladier balaie l’idée de la paresse pure et dure. Il préfère parler de « paresse stratégique ». « Pourquoi perdre du temps à faire des tâches basiques ?, interroge-t-il. Mieux vaut se concentrer sur celles à valeur ajoutée. L’IA doit être vue comme un ʺsparring-partnerʺ [coach, partenaire d’entraînement]. Les mass media abordent davantage les menaces, mais pas les gains de productivité. » Retombées, reprises des messages… les reportings sont automatisés à 50 % chez Wellcom. Le niveau d’exigence sera plus élevé pour la valeur apportée par le collaborateur.  « Si on se laisse guider par l’IA, alors Motorola ou Samsung vont produire la même chose », explique Philippe Lucas, PDG de Wellcom.

Matthieu Mantovani s’apprête à lancer son projet baptisé « Année Zéro » : galerie d’artistes spécialisés en IA générative, et un studio dont l’ambition est de produire du contenu (fiction et publicité). Preuve que, pour ce réalisateur qui a signé des campagnes pour Renault, Volkswagen ou Audi, on est loin de l’idée d’une mise à mort de la création, mais plutôt d’une naissance. « L’IA ne sera jamais créative, confirme François Cazals, professeur adjoint à HEC. Elle ne va que singer, ne faire qu’une moyenne de ce qu’elle connaît. On entre dans une nouvelle période, ni noire, ni d’or, analyse encore ce contributeur sur Xerfi Canal au débat « IA et les stratégies d’intelligence ». Une nouvelle ère de transformation radicale de beaucoup de manières de se comporter des humains. Est-ce que cela va faire une maquette seule ? Ou même une campagne de pub ? Ce sont des épiphénomènes. Ce qui se passe va beaucoup plus loin. » L’interaction reste, à ce stade, impossible.

IA Act

« La technologie a toujours un temps d’avance sur la régulation, commente Dominique Monera, fondateur de l’IA Académie, école spécialisée, aussi va-t-on vivre encore quelques mois de liberté sans contrainte réglementaire. On pourrait parler d’âge débridé de l’IA. Décomplexé. » Plus pour longtemps. Après 1 000 amendements, un ajout de dernière minute concernant l’IA générative en fin d’année 2023, les 27 États membres de l’Union européenne ont adopté l’IA Act le 2 février 2024. Fini l’utilisation anarchique d’images ou de musiques sous droits d’auteur ? L’entrée en vigueur est prévue à l’été 2024, avec un délai de deux ans pour se mettre aux normes. « C’est beaucoup plus technique que le RGPD, prévient encore Dominique Monera, d’où certaines réticences en Allemagne ou en France, oú l’on craint de freiner l’innovation au moment du lancement de Mistral, concurrent 100 % tricolore de ChatGPT. Un règlement tombe tel quel dans le droit de chaque pays. » En cas d’infraction : l’amende porte sur 7 % du chiffre d’affaires. Il n’en est rien aux États-Unis.

Avis d’expert : Matthieu Elkaim, président et directeur de la création d’Ogilvy Paris

L’IA signe-t-elle la mort de la création ?

Beaucoup de confusions sont faites en matière d’IA. Beaucoup de fantasmes aussi. S’il n’y a personne capable d’avoir une vision, de savoir ce qu’elle veut créer, le résultat risque d’être de piètre qualité. On aura une création à deux vitesses, comme la différence entre la « fast-fashion » et la haute couture. Mais, on va pouvoir délivrer plus vite. L’IA est un super assistant. On a développé des outils pour la traçabilité de la manière dont les contenus sont créés.

Aucun bémol concernant l’utilisation de l’IA par les agences ?

Deux ou trois choses vont nous sauter à la figure. Un aspect essentiel, notamment, dont on parle peu, l’impact environnemental. Ces serveurs consomment de l’électricité en pagaille, des hectolitres d’eau pour refroidir les machines… Il y a clairement un effet de mode pour l’IA générative. Mais si l'on pouvait ignorer le métavers et bien vivre quand même, il en va différemment pour l’IA. On risque d’être à côté de la plaque si on passe à côté – comme pour les réseaux sociaux.