En 18 mois, l’intelligence artificielle est venue chahuter le monde du travail, tant dans les conditions d’exercice que dans la relation au travail. Avec des perspectives de développement folles pour le secteur de la formation.

« Mettre en place un évènement sur l’innovation sans parler d’intelligence artificielle est compliqué aujourd’hui, explique Émile Leclerc, directeur des études chez Odoxa, institut de sondages. Grande thématique qui occupe les dirigeants, elle dépasse largement le secteur de la tech. On peut parler d’un bouleversement monumental. » L’IA est dans toutes les têtes. Ou presque. Selon la dernière étude du baromètre de l'innovation réalisée par Odoxa, en avril, sur un échantillon de Français, et un autre de professionnels des technologies et du numérique – pour le compte de Stratégies, Saegus et BFM Business –, 4 millions de Français l’utilisent déjà et 61% sont inquiets. Autre enseignement de ce focus qui en dit long du virage – serré – qu’il va falloir prendre : parmi les évolutions du monde du travail, le développement de l’intelligence artificielle va apporter le plus de changements dans les années à venir. Opinion partagée par 47% des Français « en général », et 52% des professionnels de la tech en particulier, soit nettement plus que pour le télétravail (respectivement 39% et 49%). « L’IA rebat les cartes, commente Éric Gras, spécialiste du marché de l’emploi chez Indeed, moteur de recherche, même si elle existe depuis un demi-siècle. L’IA générative l’a démocratisée. La sphère RH utilise l’IA sans en avoir conscience, comme Monsieur Jourdain. »

Selon le Fonds monétaire international, 60% des métiers vont être touchés dans les mois à venir. Transformés ou détruits ? La crainte ne s'est pas dissipée, loin de là. Selon une étude Ifop menée en avril pour Stratégies auprès 158 professionnels des médias, des régies, des agences et chez les annonceurs, 60% des professionnels pensent que l'IA générative est de nature à menacer leurs métiers, contre 53% il y a un an. « La France est en retard, note Éric Gras. Notre pays de PME a du mal à adopter les nouvelles technologies. Or tous ceux qui ne sont pas ouverts au changement sont en danger. Il faut que le marché s’éduque. »  Éducation, le mot clé est lâché. La formation est tout aussi déterminante. Cher à Édith Cresson, le slogan « La formation tout au long de la vie », prend – plus que jamais – tout son sens. « Il va falloir aller vite, très vite, analyse Marc Trilling, fondateur de Saegus, cabinet conseil en smart shift. Apprendre par l’erreur. Il va falloir développer la culture des petites victoires. » Un exemple : 70% du processus de recrutement peuvent être automatisés. Le défi est de recourir à l’IA pour dégager du temps pour des tâches nobles. Nombre de spécialistes y voient là un remède au désengagement des salariés. D’autres, la fin de la prédominance du tertiaire. Cofondateur du Lab RH, Jérémy Lamri évoque le quaternaire, l’étape d’après.

« Professionnels de la tech et Français convergent, explique Émile Leclerc, sur le besoin de formation. Il faut être en capacité de s’adapter au quotidien. L’entreprise ne va pas organiser tous les deux mois des séquences. Il va falloir être capable de s’auto-former. C’est la première fois que l’on voit cela avec une telle acuité. Avec la bureautique, l’évolution s’était faite sur un temps plus long. Avec l’IA, c’est au jour le jour. » Mais il ne faut pas voir en elle une baguette magique pour autant, où tout viendrait tout seul, beaucoup plus vite. Directeur général du groupe Talan, conseil en innovation et transformation, Philippe Cassoulat évoque une notion –presque contre-intuitive dans le contexte – de patience à avoir avant d’engranger des grains de productivité. « Chacun doit s’approprier sa technologie. Des consultants peuvent avoir peur de la page blanche. Des biais existent. ChatGPT ne dit pas la vérité, mais ce qu’il peut trouver. Faire fonctionner son cerveau va s’avérer nécessaire. De quoi mettre en avant sa connaissance métier. » Et de regarder dans le rétroviseur pour mieux imaginer l’avenir : « La plupart des experts-comptables utilisent 5% à 10% des capacités d’Excel. Une bonne illustration de notre aptitude à en tirer le meilleur », estime Philippe Burger, directeur transformation Europe pour Mercer. Analyse de données, interactions sociales, créativité… le travail doit être décomposé tâche par tâche. Gains d’efficacité visés : 30%. Des audits sont en cours, comme chez Walters People avec 5 000 collaborateurs sondés. « L’IA a d’abord généré une crainte, reconnait Alexandre Navarro, directeur associé du cabinet, mais au final, 79% de nos cadres sont confiants. »

Des stagiaires en concurrence directe

Dirigeante d’HMR consulting, Murielle Montagnier aime à parler d’éthique. « Jusqu’où je vais dans ma productivité ? Jusqu’où je suis prête à aller ? La responsabilité de l’entreprise est posée. Que vont faire les collaborateurs ? », interroge-t-elle. Pareil sujet fait émerger pléthore de questions. Où mettre le curseur ? Quelles tâches vont passer à la trappe ? Ou sous contrôle de l’IA ? Émerge aussi la problématique du devenir des plus jeunes sur le marché de l’emploi. « Stagiaires et juniors vont se retrouver en concurrence directe avec l’IA, souligne dès les premiers mots de l’échange Aurélien Magnan, cofondateur d’Elevate, agence data. Les entreprises vont voir là une opportunité d’économies, quand le junior est aussi l’expérimenté de demain. Déjà, des cabinets comme PwC annoncent moins recruter. »

Deux mots reviennent en boucle dans les échanges : l’esprit critique. Un exercice de style pas si évident. « Une vraie expérience à acquérir pour ceux issus des business schools, pointe Yann Gabay, fondateur d’Oreegami, école de marketing digital, car leur mode de fonctionnement ne le favorise pas. Jugée éloignée des entreprises, l’université se distingue par sa capacité à apprendre à aller chercher, à analyser, plus que d’appliquer des méthodes. Elle est moins dans le mécanique. » Dans un univers à haute valeur technologique ajoutée, « gare au risque de décrochage sociétal », ponctue Philippe Burger.

Mariette Darrigrand, auteure de L’Atelier du tripalium (éd. Équateurs, mai 2024) : « À l'origine, la technique était protectrice »

L’évolution de la langue du travail montre-t-elle un monde qui a tendance à s’humaniser ?

Les mots ont beaucoup d’importance pour représenter ce qui nous arrive. Par exemple, qu’est-ce que la technique originellement ? En grec, « techné » est le toit. La technique vise à sécuriser son espace de vie. On coupe des branches. Cette technique-là est très positive, protectrice. Mais, en Europe, on a vu l’émergence – après la Seconde Guerre Mondiale et le stalinisme – d’un regard plus critique. Nous sommes héritiers d’une histoire qui nous rend méfiants. Et nous avons perdu l’origine grecque.

Le travail porte-t-il une origine négative ?

On lui accole une représentation négative en s’appuyant sur tripalium, instrument de torture, que l’on retrouve dans tous les bouquins de management. Mais c’est faux. Cette connotation est plutôt dans l’effort, la pénibilité, que n’a pas – par exemple – le cousin anglais « work ». D’autres cultures n’ont pas cette dimension suppliciante. Il n’y a pas que du sens dans les mots, il y a des imaginaires également. Or on n’a pas conscience du poids des images.