Luxe
Longtemps associé à du low cost, le web marchand devient un passage obligé pour les marques de luxe. Ce qui n’est pas sans les interroger sur la marche à suivre…

Enfin ! Après avoir freiné des quatre fers des années durant, Chanel devrait ouvrir fin 2016 son premier site marchand. «Les marques de luxe ont été plus rétives que d’autres à franchir le pas du e-commerce, longtemps associé à du low cost», commente Marc Lolivier, délégué général de la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (Fevad). Pourtant, tous les observateurs l’affirment : les réticences sont aujourd’hui en grande partie levées. Selon McKinsey, la part du digital dans les achats totaux de produits de luxe est passée de 2% en 2009 à 6% en 2014 (soit 14 milliards d’euros). Elle devrait atteindre 18% en 2025. «Si seulement 35% des marques de luxe disposent aujourd’hui d’un site marchand, la vente en ligne est aujourd’hui un passage obligé», note Stéphane Truchi, président du directoire de l’Ifop et président du Club luxe de l'Adetem.

Exclusivités digitales

Elles doivent s’adapter à des usages de consommation de plus en plus digitalisés, mais aussi partir à la conquête de nouveaux clients sur les marchés émergents à fort potentiel : Moyen-Orient, Amérique latine, Asie. Il leur faut également revoir des modèles de distribution construits autour de galaxies de boutiques devenues trop chères. Alors qu’elles ont longtemps vu dans le web marchand le cheval de Troie d’un processus pernicieux de vampirisation de leurs magasins, les marques de luxe l’abordent aujourd’hui comme un complément de leurs réseaux physiques plus concentrés. «Contrairement à ce qui se passe en grande consommation, il n’y pas de concurrence frontale dans le luxe entre les réseaux on et off line. A condition toutefois que les marques soient capables de développer des services spécifiques au digital», note Stéphane Truchi.

C’est exactement la stratégie retenue par Mugler dans la vente en ligne de ses parfums, au premier rang desquels le best seller Angel. La marque a choisi de ne vendre que du parfum. «Cette approche mono-axe ne nous permet pas de jouer sur des effets de mutualisation pour lisser les coûts. Nous pouvons difficilement nous battre sur le terrain du prix. Dès lors, il nous faut jouer la carte du service», explique Ségolène Dechaux, directrice du digital de Clarins Fragrance Group. Non seulement le site vend l’intégralité du catalogue Mugler, mais il réserve aux internautes un certain nombre d’exclusivités digitales : nouveaux jus, exhaustivité des produits en échantillons, possibilité de graver un texte ou des émoticônes sur un flacon, service client dédié…

Contenus à foison

Le web marchand implique en effet un certain volume. Une révolution culturelle pour les marques de luxe construites sur la notion d’exclusivité. Parmi toutes celles observées en juillet 2015 par la Digital Competitive Map de ContactLab, la plus performante en matière de e-commerce a fait le pari du volume : Burberry. Son site, traduit en onze langues, référence la totalité de sa gamme. Mais tout n’est pas perdu pour les autres. «Ferrari ne vend pas de voitures en ligne, mais fait un carton avec des produits dérivés», remarque Edouard Rencker, président de Makheia Group. De fait, selon le Crédit Suisse Research Institute, les segments du luxe les plus e-vendeurs en 2014 concernent les articles de consommation relativement courante : produits de beauté (16%) d'une part, accessoires et habillement (69% des ventes en ligne du secteur) d'autre part.

Les marques de luxe disposent d’atouts précieux pour répondre au modèle économique du digital. «Leur capital de notoriété leur garantit un important trafic naturel : pas besoin d’investir des sommes folles dans des mots clés. Elles disposent en outre de fonds précieux côté image, édition, storrytelling : pas besoin de dépenser beaucoup d’argent dans la production de contenu», explique Yann Rivoallan, cofondateur de The Other Store. Mais surtout, leur force d’inspiration les autorise à vendre cher, même en ligne. Elles sont les seules pour lesquelles volume ne rime pas avec compression des marges. Quand Burberry permet à l’internaute de se faire fabriquer un trench personnalisé, c’est pour le vendre plus cher que le modèle standard. Si Hermès facture 50 euros les frais de livraison d’une montre à 5000 euros, c’est pour générer un point de marge par rapport au prix boutique.

Mais le panier moyen ne fait pas tout. Il faut concilier d’autres postulats économiques du e-commerce : délais acceptables, gestion des stocks (et des retours produits), qualité de service. Cela ne va pas sans investissements significatifs, ni savoir-faire techniques. La rationalisation de la chaîne de sous-traitance permet ici des économies d’échelle. L’agence Chez Voltaire, spécialisée dans les prises de vues d’articles de luxe, a ainsi construit une structure intégrée, regroupant studio, direction artistique, postproduction, en plein cœur de Paris. Résultat : des tarifs qui peuvent être compressés de 50%. «Quand il s’agit de faire 250 prises en haute joaillerie à 2000 euros la prise, les marques sentent vite la différence», note Renaud Philippe, dirigeant de l’agence.

Marché de l'occasion

L’entrée du luxe dans la sphère du e-commerce a créé un puissant appel d’air pour des acteurs logistiques à capacité industrielle à qui les marques confient leurs produits : Net-a-porter, Yoox, Mr Porter…. Aujourd’hui, elles cherchent à reprendre la main en internalisant au maximum leur e-commerce alors que ces plateformes de distribution jouent les effets de taille. «L’intégration de grosses plateformes d’e-commerce par les grands groupes de luxe semble assez inévitable à terme, pour des raisons de maîtrise des coûts», remarque Davy Tessier, fondateur de Disko. Signe d’un marché qui suscite les convoitises : en octobre 2015, les deux plus importants distributeurs mondiaux de produits de luxe en ligne ont annoncé leur fusion, après une première tentative avortée de rapprochement 18 mois plus tôt. Net-a-Porter (filiale du groupe suisse Richemont) et l’italien Yoox (associé avec Kering) vont pouvoir, en s’unissant, jouer sur les effets d’échelle. La nouvelle entité Yoox Net-a-porter Group pourrait peser 1,3 milliard d’euros de chiffre d’affaires.

De quoi faire face à une concurrence qui partout s’organise… jusque sur le marché de l’occasion. Vestiairecollective.com, place de marché internationale dédiée aux articles d’occasion, affiche chaque année 85% de croissance et devrait réaliser un volume d’affaires de 100 millions d’euros en 2015. «Nous référençons 20000 nouveaux produits par semaine, dont 40% sont écoulés en moins de cinq jours, pour un panier moyen de 335 euros», détaille Sébastien Fabre, cofondateur. En 2014, selon Bain & Company, le marché de l'occasion des marques de luxe aura atteint 16 milliards d’euros.

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