Interview
Pour le directeur général d’Ogilvy & Mather Paris, l’avenir de la publicité passe par le brand content et, plus encore, par le «branded entertainment». Explications.

Ogilvy est fortement présente au MIP-TV depuis plusieurs années. Qu'est-ce qu'une agence de publicité vient y chercher ?

Benoît de Fleurian. C'est là qu'on sent vraiment l'industrie de l'entertainment. Or les professionnels de l'«entertainment» (divertissement), producteurs et diffuseurs, s'intéressent de plus en plus sérieusement aux marques et au «branded entertainment». On l'a clairement senti cette année [début avril]. Cela fait six ans qu'Ogilvy est présente au MIP. Au début, ils nous considéraient comme des publicitaires qui n'y comprennent rien... C'est en train de changer, la relation a gagné en maturité. D'ailleurs, plus ça va, plus le niveau des gens qui viennent est élevé. L'an dernier, à notre initiative, Jonathan Mildenhall, le patron mondial de la stratégie publicitaire, de la création et du contenu chez Coca-Cola, était keynote speaker et j'ai eu l'honneur de partager la scène avec lui; cette année, le grand speaker était Felix Baumgartner.

 

Red Bull, c'est «la» marque du brand content...

B. de F. Ils n'emploient pas le terme de brand content ou de branded entertainment. Ils parlent d'entertainment tout court. Ils ont deux business: un business de marque et un business d'entertainment. Pour moi, le groupe Red Bull est allé jusqu'au bout du modèle, à savoir faire du business profitable avec des projets d'entertainment, qui au passage construisent l'image et la célébrité de leur marque.

 

Quelle différence faites-vous entre brand content et branded entertainment?

B. de F. Le branded entertainment, c'est le brand content poussé à son terme: le contenu produit pour la marque est commercialisé, il crée sa propre audience. Red Bull, avec le projet Stratos, en est un exemple parfait. Mais on peut aussi citer Gatorade Replay: vous imaginez un spectacle - un match de baseball - et vous le commercialisez: vous le filmez, vous réalisez des retransmissions en direct, des documentaires, vous vendez des billets... C'est un business.

 

Cela existe-t-il vraiment en France?

B. de F. Il y a des choses intéressantes mais ce n'est pas encore ça. On peut tout de même citer Evian, ses clips, ses disques, ses T-shirts, comme un très bon cas de branded entertainment. La clé, c'est de trouver les bons partenaires, les bons spécialistes, avec lesquels travailler pour créer des idées à mi-chemin entre la publicité et l'entertainment. Mais attention, l'idée n'est pas d'embaucher des professionnels de la musique ou du cinéma. Ce qui fonctionne, c'est l'association entre les meilleurs stratèges et les meilleurs créatifs de marque - ils sont dans les agences de publicité - et les meilleurs professionnels de l'entertainment - ils sont chez Pixar, Angry Birds, Universal, etc. Chez Ogilvy, on a dans les cartons un projet pour Nestlé, où l'on va réunir une palette d'expertises et de talents encore jamais réunis en France, voire dans le monde. On travaille aussi pour Mondelèz, sur la marque Prince.

 

Qu'allez-vous produire pour eux? Un dessin animé?

B. de F. Quelque chose dans ce genre-là, oui. Pendant la compétition, on a collaboré avec une société de production française, Cube, dont certains des créatifs ont travaillé chez Pixar... Quand on a présenté notre recommandation à Prince, on a montré un vieux bouquin acheté aux Puces: dedans, il y avait la légende du prince; on leur a «pitché» l'univers, le prince, les personnages clés qui sont autour de lui, etc., comme s'il s'agissait d'une série TV ou d'un long métrage. On a fait remarquer aux clients que l'on avait presque l'impression qu'ils avaient honte de leur icône. Il apparaissait de temps en temps dans les spots et la seule chose qu'il faisait, c'était distribuer des biscuits aux enfants. On leur a dit qu'il fallait aller plus loin, raconter l'histoire de ce prince, en faire un héros des enfants. Mais pour cela, 30 secondes ne suffisent pas. On leur a donc dit qu'il fallait mettre de l'argent dans le brand content, pas un petit peu mais vraiment beaucoup; chaque année, on va prendre confiance en nous, on va basculer une partie du budget de «paid media» (achat d'espace) vers la production de contenu qui fera du «earned media» (retombées gratuites presse et digitales); au bout de trois ou quatre ans, il n'est pas stupide de se dire que l'on atteindra 50% du budget en «paid media» et le reste en production de contenu. C'est cette recommandation, d'une nature différente, qui nous a fait gagner le budget.

 

Les annonceurs français sont-ils mûrs en matière de branded entertainment?

B. de F. C'est un autre intérêt du MIP. Nous apprenons plein de choses mais c'est aussi une façon d'évangéliser. De tous les clients que nous y avons amenés, aucun n'a remis en question le fait d'en faire. Pour tout le monde, la question est: "Comment allez-vous nous aider à y aller?" Aujourd'hui, les annonceurs français ne sont pas les plus en avance sur le sujet mais ils ont envie. Aux agences de proposer de bonnes recommandations, d'être convaincantes sur l'image mais aussi le business! Reprenons l'exemple de Gatorade Replay: à la base, c'est une formidable idée d'entertainment, qui provient du bénéfice qu'apportent les produits de la marque, en l'occurrence des boissons énergisantes.

 

Le branded entertainment nécessite d'importants budgets et fonctionne sur des cycles longs. Est-ce adapté aux périodes de crise? Les clients sont-ils en mesure de faire les arbitrages nécessaires pour dégager du temps et de l'argent?

B. de F. Les bons, oui. On réfléchit sur deux temporalités, court et long terme. Le projet pour Nestlé, c'est pour dans trois ans.

 

Qu'est-ce que cela change dans le rapport avec les clients?

B. de F. Chez Ogilvy, l'énorme majorité des contrats sont à durée indéterminée. Ce qui est en train de se passer, c'est que l'on est de plus en plus sur des modes projet. Sur le projet Nestlé, on travaille depuis six mois. Il y a un mois, on avait une importante réunion avec le patron marketing du siège, à Vevey. Si elle se passait mal, la suite était sérieusement compromise. Pour le projet ou même pour l'agence! Ce qui est très intéressant, mais compliqué à gérer avec ce type d'action, ce sont les prises de risque. La publicité, il y a quelques recettes. Là, on est dans la même logique que dans l'industrie du show business. On ne sait pas si cela va prendre. A Hollywood, même avec de très bons professionnels et de gros moyens, on peut faire un flop. Nous, en plus, on évalue encore mal toutes ces nouvelles choses. On ne sait pas mesurer l'earned media.

 

Combien ces nouvelles formes de communication pèsent-elles aujourd'hui dans les revenus d'Ogilvy Paris?

B. de F. Il y a deux façons de calculer. L'une est de comptabiliser le revenu généré via ces projets-là: on est alors entre 10 et 15%. L'autre est de calculer le pourcentage de revenu généré par les clients avec lesquels nous sommes engagés d'une façon ou d'une autre sur du digital, du content, de l'entertainment: on monte alors à plus de 70%. L'an dernier, nous avons réalisé notre premier projet à plus d'un million d'euros d'honoraires, sur une opération sociale et digitale, c'était pour Coke Zero. Je pense que l'on va dépasser ce niveau l'an prochain. Le projet Nestlé est un projet où il y a zéro publicité, sans doute pas de paid media, ou alors une dose infime; sur les trois ans, cela sera une source de revenu vraiment très importante pour l'agence. Nous sommes à une croisée des chemins; on est en train d'investir sur le futur business du marché, un business qui sera plus profitable. Sur Gatorade Replay, la valeur de l'idée est bien plus importante pour l'annonceur que la valeur d'une idée d'un film publicitaire, via les revenus générés par le contenu commercialisé. Pour moi, c'est une façon de retrouver une rémunération à la brillance de l'idée. Si les agences sont bonnes et ont des idées brillantes, elles seront payées très cher. Aujourd'hui, cela nous coûte de l'argent, nous sommes en mode investissement, mais si on ne le faisait pas, on perdrait des parts de marché, et surtout, on ne se préparerait pas à prendre le leadership d'un business profitable pour demain.

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