numérique
Nombre de «j'aime», de «followers», de «retweets», de calories perdues, courbe de poids, pression artérielle… Tout ou presque se mesure sur les réseaux sociaux et grâce aux objets connectés. Un monitoring de soi qui ne rend pas forcément plus serein.

Les draps sont encore tièdes, les corps moites, les chevelures défaites et les yeux perdus. Mais il faut vite reprendre ses esprits pour corriger les copies: en l'occurrence évaluer la prestation de son partenaire. Le programme a fait frémir la prude Albion: Sex Box, télé-réalité diffusée sur Channel 4 enferme, comme son nom l'indique, des couples dans une boîte. Sur le plateau, dissertent docteurs et sexologues, tandis que les candidats font l'amour, le corps ventousé d'électrodes. Sont mesurés le rythme cardiaque, la pression artérielle, la température des partenaires... So romantic.

Sex Box serait-il le premier show TV de «quantified sex»? Une forme paroxystique de la quantification de soi, ou «quantified self», ce «monitoring de soi» où tout se mesure par des chiffres dans notre vie numérique. Au commencement était Facebook, débarqué chez le grand public en France en 2007. Où notre notoriété numérique se mesure au nombre d'amis que l'on affiche, mais aussi au nombre de commentaires, de partages et de «j'aime» enthousiastes sur nos posts. Puis Twitter, où tout «tweetos» anonyme devient accro aux nouveaux «followers» (abonnés) qui le suivent, mais aussi à voir ses saillies retweetées. Une popularité dans la cour de récré virtuelle qui se mesure en chiffres - on est bien dans une évaluation chiffrée obsessionnelle.

Course à l'autoévaluation

Ce phénomène est accentué, cette année, par la consécration de la «social TV», où le commun des téléspectateurs commente en direct sur Twitter, depuis sa tablette ou son smartphone, une série ou une émission. La notoriété de starlettes telles que Nabilla se mesure au nombre de tweets qui leur sont consacrés.

La course à l'autoévaluation débarque aussi dans notre quotidien. Avec une nouvelle génération d'objets connectés qui nous permettent de mesurer, en temps réel, des indicateurs - chiffrés - sur notre état de santé: poids, indice de masse corporelle, battements de cœur, taux de cholestérol, nombre de pas ou de kilomètres parcourus lors de son footing... On devrait trouver sous le sapin ces joujoux high-tech tels que les bracelets connectés, les «smartwatches» (montres intelligentes), ou les balances connectées. Après Nike, et des start-up comme Fitbit, Jawbone ou Withings, Samsung, Décathlon et Adidas ont dégainé les leurs. Chacun peut désormais surveiller sa courbe de poids, sa pression artérielle, le nombre de calories perdues, la qualité de son sommeil... et mieux contrôler son état de santé.

D'après un sondage de l'Ifop pour L'Atelier (BNP Paribas), 11% des Français possèdent un de ces objets connectés. 50% l'utilisent pour améliorer leur forme physique. Et à en croire la dernière étude de Microsoft Advertising, 38% des consommateurs «s'intéressent de près aux objets connectés à leur corps pour suivre et analyser leurs données physiologiques», et 23% «sont prêts à acheter un produit ou un service leur permettant d'améliorer leur bien-être au quotidien».

Les héros ont changé

Ces usages naissants explosent grâce à la généralisation de la géolocalisation et des smartphones, véritables «hubs» d'objets connectés. Grâce à des applications ad hoc, les utilisateurs sont gentiment invités à partager sur les réseaux sociaux leurs performances sportives ou même le circuit sur carte de leur dernier footing. Nike propose ainsi, à partir de son bracelet connecté Nike+Fuelband, de défier ses amis via son application Facebook Nike plus.

Mais où se nichent aujourd'hui l'enviable, l'admirable, le véritable exploit? En trente ans, les héros ont changé. Comme le note Alain Ehrenberg, qui se penche depuis des années sur les fragilités identitaires, que ce soit dans L'Individu incertain, La Société du malaise ou Le Culte de la performance, les injonctions à la prouesse permanente se sont intensifiées dans les années 1980, «à travers trois déplacements»: «Les champions sportifs sont des symboles d'excellence sociale alors qu'ils étaient signe de l'arriération populaire. La consommation est un vecteur de réalisation personnelle alors qu'elle connotait auparavant l'aliénation et la passivité. Le chef d'entreprise est devenu un modèle de conduite alors qu'il était l'emblème de la domination du patron sur l'ouvrier.»

Dans son cabinet de Tel Aviv, le psychanalyste Carlo Strenger voit avec stupeur défiler des patients «en souffrance, terrifiés par l'insignifiance». Avec au fond, la même interrogation angoissée: «Combien tu m'aimes?» «La propagation du capitalisme global et la frénésie de quantification et de classification ont débouché sur ce que j'appelle la “Bourse globale du Moi” avec pour résultat la cote individuelle», explique l'auteur de La Peur de l'insignifiance nous rend fous (Belfond). Terrifiant tableau que celui de l'«Homo globalis», devenu «le portefeuille de lui-même, une marchandise dont la valeur du jour dépend d'une myriade de facteurs que, pour la plupart, nous ne maîtrisons pas».

Concurrence permanente

«Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d'en être l'instigateur», conseillait, matois, Jean Cocteau. Serait-ce le parti-pris des salariés français? L'essai de Bénédicte Vidaillet, maître de conférences à l'université de Lille-I et psychanalyste, Evaluez-moi (Seuil) part d'un surprenant constat. «Si les salariés sont très critiques vis-à-vis de l'évaluation en entreprise, ils en sont, dans le même temps, de plus en plus demandeurs», remarque-t-elle.

Comme Carlo Strenger, elle voit s'allonger sur son divan «de plus en plus de patients englués dans un système de comparaison anxieuse qui fait mal». Pourquoi tendre ainsi la corde pour se faire pendre? «A la fois, on veut être évalué, dans une démarche très narcissique, et on veut que l'autre soit évalué, afin de rétablir - croit-on - une forme de justice dans l'entreprise, ce qui est illusoire. On veut aussi devenir l'évaluateur, fort de cette croyance contemporaine généralisée qui veut que chacun puisse s'exprimer sur n'importe quoi et n'importe qui». Dès lors, la vie professionnelle se métamorphose en «série de séquences de concurrence permanente, où, à l'instar d'un joueur de casino, on pense toujours pouvoir se refaire au coup prochain».

Jusqu'où ira cette course de vitesse? Pas de panique, le monitoring de soi de tous les instants n'aura sans doute qu'un temps. «On a tendance à démoniser chaque nouveauté. Or, soit on devient esclave, soit on apprend à devenir maîtres de ces nouveaux outils», rappelle Carlo Strenger. Il est vrai que les internautes se sont progressivement auto-éduqués: tout comme ils sont devenus méfiants envers Facebook, ou que d'ex-accros pratiquent la déconnexion volontaire. Dans la mesure de soi aussi, il s'agit d'être mesuré.


Encadré

 

«The Circle», cercle vicieux horrifique

 

Il était une fois «The Circle», start-up mélange de Google, Facebook, Twitter et Paypal. Son système Tru You a aboli l'anonymat et unifié tous les services sur le Net. Les membres de ce meta-réseau social ont une seule identité, et y rassemblent l'ensemble de leurs données issues des réseaux sociaux, leurs données bancaires... L'héroïne, Mae Holland, jeune salariée de The Circle, se voit obligée de porter des appareils qui surveillent sa santé et ses émotions, d'actualiser constamment son statut sur les réseaux sociaux... Le récit d'anticipation devient horrifique. La dystopie de Dave Eggers (ed. Mc Sweeney's, 2013, pas encore publié en France) imagine un nouveau 1984, fondé sur la fin du secret, de l'anonymat et de l'intime, et la dictature des réseaux sociaux, où les gens partagent entre eux, sans intermédiaire, et votent d'une simple pression sur écran tactile. C. C.

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