Interview
En théorisant la disruption dans les années 90, Jean-Marie Dru, fondateur de BDDP et aujourd'hui chairman de TBWA Worldwide, n'imaginait pas qu'elle serait au centre de la nouvelle économie. Dans son dernier ouvrage sur le sujet, Thank You for Disrupting (Pearson), il dresse 22 portraits des plus grands disrupteurs.

Votre livre Disruption est sorti en 1996, il y a 23 ans. Vous avez déposé le terme en 1992, pour protéger la « méthodologie créative » proposée aux clients de BDDP. À l’orée de 2020, les règles de la disruption ont-elles changé ?

À l’origine, en 1991, le concept avait trait à la publicité. Peu à peu, la pensée s’est étoffée et nous avons appliqué la méthodologie de la disruption au marketing, pour mieux comprendre comment on donne plus de valeur aux marques, aux stratégies d’entreprise, aux modèles d’organisation, à la gestion des talents… Et puis le métier a évolué vers le consulting : on travaille sur la chaîne de valeur, sur la marque employeur, on fait du design thinking, on s’occupe du parcours client. On agrège de plus en plus d’expertises, et notre futur en dépendra. Le champ d’application de la disruption s’est donc totalement élargi au fur et à mesure que les frontières de notre secteur d’activité se sont également étendues.

Vous abordez sans fard le désaccord théorique qui vous oppose au professeur de Harvard Clayton Christensen, qui a publié en 1997 le best-seller Innovator’s Dilemma (1997), qui, selon vous, donne une définition plus restrictive de « l’innovation disruptive ».

Depuis que nous utilisons le mot disruption, le terme a été galvaudé, surutilisé, souvent même dénigré. Or quand nous avons commencé à parler de disruption, nous avons donné à ce mot un sens précis et une acception positive, au contraire de beaucoup de gens, dont Christensen qui parle de bouleversement, voire de destruction. Pour nous, la disruption est un concept en amont, dont le but est d’imaginer des stratégies de croissance, alors que pour les autres, c’est une grille d’observation en aval, qui leur permet d’analyser ce qu’il s’est déjà passé.

Christensen a choisi de qualifier d’innovation disruptive un type d’innovation très courant dans les années 2000, qui consiste à pénétrer par le bas du marché pour se constituer une base de clientèle qui n’avait pas encore accès à ce marché, et de remonter progressivement vers le haut et bouleverser les entreprises déjà établies. C’est une définition trop étroite. Pour lui, les entreprises dont le business model n’entre pas dans la grille d’analyse sur laquelle repose sa théorie ne sont pas disruptives. Et pourtant beaucoup le sont.

Comment avez-vous sélectionné les nouveaux disrupteurs de votre livre ?

Le critère de choix était de retenir des dirigeants dont la pensée a largement dépassé les frontières de leur propre entreprise. Des personnalités qui ont influencé d’autres grands dirigeants et qui ont, d’une façon ou d’une autre, façonné le monde des affaires d’aujourd’hui.

Pourquoi n’accordez-vous pas de chapitre au fondateur d’Uber, Travis Kalanick, qui a pourtant disrupté le marché du travail ?

Uber est une grande réussite mais la pensée d’Uber n’a pas véritablement influencé, je crois, d’autres business models. C’est plutôt le business model d’Uber qui a été rendu possible par les innovations apportées par d’autres entreprises, à commencer par Apple.

Vous brossez le portrait de Jack Ma ou encore de Zhang Ruimin. La Chine est-elle la plus pourvoyeuse de modèles disruptifs ?

On critique souvent la Chine en l’accusant de contrefaçon. Il reste que, depuis dix ans, la Chine s’est engagée radicalement dans une démarche d’innovation : elle dépose plus de brevets que les États-Unis ou l’Europe réunis.

Les entreprises chinoises innovent aussi dans leur mode d’organisation, alors que les entreprises occidentales ont conservé pour la plupart les mêmes structures : recherche et développement, marketing, ventes, logistique, ressources humaines, juridique, finance… Prenons l’exemple d’Haier en Chine, qui est leader mondial de l’électroménager. Zhang Ruimin, son président, a restructuré plusieurs fois l’entreprise. Réorganiser de fond en comble une entreprise tous les dix ou vingt ans est pour lui une chose vitale, l’organisation étant une source d’innovation inestimable. Il a ainsi décentralisé Haier à un degré jamais atteint en Occident. Il a redéployé les 80 000 personnes de son groupe en 2 500 équipes de 15 à 30 collaborateurs, qui sont toutes des centres de profit. Elles fonctionnent comme des start-up. Ce qui l’a conduit à supprimer tout le management intermédiaire, au total 10 000 postes. Son objectif est de faire en sorte que 60 à 70 % de ses collaborateurs soient en contact direct avec la clientèle. Dans toutes les brochures de Haier, on peut lire le slogan de Zhang Ruimin : « Everyone is a CEO ». La preuve qu’il le pense vraiment, c’est qu’il va jusqu’à recommander à ces micro-unités, lorsqu’elles ont des idées nouvelles, de les faire cofinancer par des sociétés de capital-risque. Ce qui s’est produit 200 fois. Une chose impensable chez nous, tant il serait à l’évidence difficile de mettre en place ce modèle d’organisation dans nos entreprises.

Zhang Ruimin, ancien Garde rouge, le dit lui-même : il s’est beaucoup inspiré des livres de business américains tant pour diriger que pour repenser son entreprise. Mais il estime que les entreprises occidentales souffrent d’un grave déficit, elles ne savent pas tirer le meilleur parti de chacun de leurs collaborateurs, ce qui, pour lui, génère une déperdition inacceptable, un immense gâchis.

Vous semblez par ailleurs avoir beaucoup d’admiration pour Bernard Arnault. Est-ce qu’une marque de luxe est obligée d’être disruptive ?

On peut trouver étonnant que je classe LVMH parmi les entreprises disruptives car c’est une entreprise fondée sur un ensemble de maisons aux racines anciennes. Mais la tradition n’interdit pas l’audace. Il en a fallu à Bernard Arnault pour transformer une entreprise de taille moyenne en première capitalisation boursière de la place de Paris. C’est un expert dans le management de l’immatériel. Il sait donner carte blanche à des créateurs très transgressifs tels Virgil Abloh aujourd’hui chez Louis Vuitton ou par le passé, John Galliano chez Dior. Il sait mieux que personne gérer les paradoxes de l’industrie du luxe, comme par exemple la capacité à s’inscrire dans le passé tout en se projetant dans le futur, ou à rester élitiste tout en parlant au plus grand nombre.

Vous consacrez à Steve Jobs le premier portrait du livre. Qu’incarne-t-il pour vous ?

Apple fut et reste notre premier client. Tant de choses ont été publiées sur Steve Jobs qu’on a l’impression que tout a été dit. Une chose que je rappelle dans le livre – vous étiez trop jeune à l’époque –, c’est que dans les années 80, lorsqu’il a lancé le Macintosh, tous les observateurs disaient qu’il faisait fausse route avec sa volonté d’intégrer le hardware et le software, et qu’il serait par conséquent condamné à évoluer dans un marché de niche, ce qui d’ailleurs a été le cas jusqu’au lancement de l’iPod en 2001 et surtout de l’iPhone en 2007. C’est en cela qu’il est un précurseur car en conjuguant ces deux aspects, Steve Jobs a impulsé un véritable élan au design thinking, ouvrant ainsi la voie à des milliers de business models. C’est le premier qui a pensé en termes d’écosystème [avec l’App Store].

Vous présentez aussi la vision d’Herb Kelleher qui voulait que « chacun pense et agisse en entrepreneur, voire en propriétaire de l’entreprise ». En quoi cette vision fut-elle déterminante ?

Herb Kelleher a toujours pensé que tout part des salariés. S’ils sont épanouis, ils rendront sans doute un meilleur service au client, l’entreprise marchera mieux et en fin de compte, ce sera bénéfique pour l’actionnaire. Sa société, Southwest Airlines, est une compagnie aérienne qui a survécu à la tempête de faillites, une trentaine environ, qui s’est abattue sur les États-Unis ces 20 ou 30 dernières années. Son cours de bourse a progressé plus vite que celui des entreprises du S&P 500, elle a enregistré des résultats excellents et n’a jamais licencié personne, malgré le fait qu’elle évolue dans une industrie extrêmement volatile. Southwest Airlines a été la première entreprise low-cost qui ne fasse pas de compromis sur la qualité. Depuis, dans tous les secteurs, de nombreuses sociétés low-cost lui ont emboîté le pas et proposent des produits ou services de qualité.

Comment des entreprises qui reposent essentiellement sur des indépendants comme Uber ou Deliveroo peuvent placer le collaborateur en premier comme Herb Kelleher ?

Les statistiques américaines prévoient que 50% de la population active sera composée de travailleurs indépendants dès 2025. Bien plus que sur Uber ou à Deliveroo, il serait intéressant d’imaginer l’impact que cela pourrait avoir sur les entreprises plus classiques, par exemple Danone ou L’Oréal. Je pense que la culture d’entreprise sera déterminante. Si la moitié des actifs sont indépendants, très vite, un marché va se constituer et les entreprises voudront s’attacher les services des meilleurs d’entre eux. L’offre sera inférieure à la demande, et de ce fait, les talents extérieurs les plus recherchés choisiront de collaborer avec les entreprises qui leur paraîtront les plus attrayantes. Et à mon avis ce seront celles qui se distingueront par une culture forte et marquée.

En matière de culture d’entreprise, vous citez l’exemple de Patty McCord chez Netflix qui a mis en œuvre un système RH disruptif avec le « keeper test », dont elle fera elle-même les frais après 14 années de bons et loyaux services…

Netflix est allé jusqu’au bout d’un système. Ses dirigeants ont voulu faire en sorte que chacun de leurs collaborateurs se sente le plus responsable possible. Ils ont suivi ce principe, sans s’imposer de restriction, dans tous les domaines liés à la vie de l’entreprise. Ainsi chez Netflix, il n’y a pas de politique de congés, pas de règles prédéterminées concernant pour les notes de frais, pas de bonus, pas de plan de carrière. C’est une démarche totalement inédite due en partie au fait que Netflix pense par ailleurs que pour réussir, il faut de la chance et du talent, deux choses que l’entreprise ne peut pas vous apporter. Cette culture est en soi originale, mais il ne faut pas occulter le fait qu’elle est aussi dure, et intransigeante, comme en témoigne le « keeper test », un mode d’évaluation très sévère des collaborateurs.

Sur le volet publicitaire, dans le chapitre sur Lee Clow, vous semblez déplorer la raréfaction des grandes campagnes, des « big ideas »…

Ce n’est pas de la nostalgie. Je crois que les campagnes fondées sur une grande idée de marque demeurent aujourd’hui encore celles qui sont parmi les plus efficaces. Il y a deux raisons à cela. La première, c’est que de nos jours les entreprises pivotent, elles passent très vite d’un secteur à l’autre. Si vous ne faites pas attention, vous risquez de perdre le sens de votre marque en cours de route. Il faut que la marque continue de communiquer à son public ce à quoi elle croit, et de l’exprimer à travers une grande idée, comme « Just do it » pour Nike. Par ailleurs, le digital multiplie les canaux de diffusion, les opportunités de prise de parole. Là encore, on peut s’enflammer pour une nouvelle idée, et ne pas se rendre compte que, même si celle-ci est créative et intéressante, elle peut ne pas être en ligne avec ce que la marque veut incarner. Dans le livre, je résume cela en une phrase : le digital disperse, l’idée de marque rassemble.

En quoi Marc Pritchard est-il « le directeur marketing le plus influent de la planète » ?

Au-delà de ce qu’il fait chez Procter&Gamble, il s’est donné pour mission d’encourager une refonte profonde de certaines pratiques des entreprises du numérique. Une étude de P&G, dit-il, a montré que seulement 25 % des messages digitaux atteignent leur cible. Quand vous ajoutez à cela que 80 % des applications sont en moyenne utilisées par moins de 1 000 personnes, il faut savoir regarder la réalité en face et avoir le courage de dire les choses telles qu’elles sont. Et c’est précisément parce qu’il n’hésite pas à aborder certains sujets délicats, parfois de façon critique, pour faire avancer notre métier dans le bon sens, que Marc Pritchard reste l’une des voix les plus influentes du monde des affaires.

Vous parlez aussi de purpose dans le livre, notamment au travers du portrait de Jim Collins selon qui « un purpose se doit d’être profondément sincère ». Peut-on parler de disruption du positionnement de marque ici ?

Je ferais d’abord une parenthèse sur la traduction du mot « purpose » en « raison d’être », ce qui est à mon avis approximatif. Ce que les gens ne savent pas, c’est que le mot purpose vient du français porpos (nom) et porposer (verbe), dont sont issus propos et proposer. En le traduisant par raison d’être, on en réduit la portée. Ayant refermé cette parenthèse, on ne peut que se réjouir que les entreprises se rendent compte qu’elles ont un rôle sociétal à jouer et qu’elles doivent se doter d’un purpose qui va au-delà du simple fait de gagner de l’argent. J’en ai toujours été convaincu.

On parle aussi de purpose washing…

Et pourtant un purpose bien choisi renforce toujours l’essence d’une marque ou l’identité d’une entreprise. Un purpose n’est pas forcément original. Ce qui importe, c’est d’en choisir un qui soit légitime par rapport à ce qu’est l’entreprise et motivant pour ses collaborateurs. Cela donne plus de sens à ce que nous faisons chaque jour. On dit partout que c’est ce que recherchent les millennials ; en fait, c’est ce que nous cherchons tous.

Dans le programme des Cannes Lions 2020, l’un des thèmes annoncés est le post purpose !

Attendons déjà que des milliers d’entreprises dans le monde se dotent d’un purpose et se donnent le temps de l’atteindre.

Les grands changements induits par le réchauffement climatique consacrent-ils la disruption comme seul modèle adapté, alors que l’innovation incrémentale serait devenue trop lente ?

Marc Benioff, patron de Salesforce, a dit un jour que « le but ultime de l’entreprise est d’améliorer l’état du monde » ou « the business of business is improving the state of the world ». Dit ainsi, cela peut paraître naïf ou excessif, même si ce genre d’assertion sonne souvent mieux en anglais. Il appuie sa réflexion sur ce constat que nous faisons tous, à savoir que les grands problèmes sociétaux ne s’arrêtent pas aux frontières des pays, que les États voient leur action restreinte par leur endettement et que leurs dirigeants sont obligés de se concentrer sur le court terme. En ce sens, Benioff pense que le privé peut prendre le relais du politique. La seconde raison est que pour « réparer le monde », on ne peut pas se contenter de solutions à la marge ou de progrès incrémentaux. Il faut des solutions radicales, donc des disruptions. Une start-up colombienne [Conceptos plasticos] a par exemple mis au point une façon de transformer les sacs en plastique en briques très peu chères, étanches et qui sont utilisées pour fabriquer des écoles, on s’en sert déjà en Côte d’Ivoire. Une autre start-up [Carbon Engineering, en Colombie-Britannique] a inventé un moyen d’extraire le CO2 de l’atmosphère. La SNCF a annoncé qu’elle allait équiper certains de ses trains de moteurs à hydrogène dès l’année prochaine. Il nous faut des milliers d’idées ou d’initiatives de ce type, et la plupart d’entre elles naîtront de l’inventivité et de l’ingéniosité de milliers d’entrepreneurs, et donc du monde de l’entreprise.

Y a-t-il de mauvaises disruptions ?

La Silicon Valley nous montre chaque jour que nous n’avons plus le temps de réfléchir à longueur de réunions sur les stratégies à adopter, et que c’est en expérimentant qu’on avance. Si vous voulez imaginer des modèles économiques disruptifs, il vous faudra expérimenter et ne pas avoir peur de vous tromper, donc d’échouer. Vous pouvez appeler cela de mauvaises disruptions. Mais comme Jeff Bezos l’explique, 90 % de ses idées se sont révélées être des échecs, mais les 10 % qui ont été des succès les ont largement compensés. Pour reprendre ses propres mots en anglais, « I’ve made billions of dollars of failures at Amazon » [J'ai fait des milliards de dollars d'échecs avec Amazon].

Parmi les 22 portraits présents dans votre livre, quel est votre top 3 des plus disruptifs ?

Steve Jobs dans le business, Zhang Ruimin dans l’organisation et Paul Polman dans la RSE.

Bibliographie

1984. Le Saut créatif (Jean-Claude Lattès)

1997. Disruption (Village mondial)

2002. Disruption Live, ouvrage collectif (Village Mondial)

2007. La Publicité autrement (Gallimard)

2011. Jet lag (Grasset)

2019. Thank You for Disrupting (Pearson)

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