Luxe
Vivre des moments mémorables plutôt qu’acquérir des objets : c’est la dynamique des consommateurs aisés ces dernières années. Les grandes maisons s’adaptent en conséquence.

Cela fait bientôt quatre ans que le cabinet Bain & Company, dont les rapports annuels sur le luxe font référence, a noté l’attractivité du marché de l’expérience par rapport aux achats de biens matériels. En 2018, alors que l’industrie du luxe dans son ensemble a progressé de 5 %, à 1 200 milliards d’euros, les croisières ont augmenté de 7 %, la gastronomie de 6 % et l’hospitalité elle-même de 5 %. Cette année, LVMH s’est renforcé dans l’hôtellerie de luxe avec l’acquisition du groupe Belmond, qui possède notamment le Cipriani à Venise et le train Venice Simplon-Orient-Express. Le groupe français vient également de présenter le futur visage de la Samaritaine à Paris, qui accueillera un hôtel Cheval Blanc, avec 26 chambres et 46 suites. De son côté, Artemis, le holding de la famille Pinault, possède la compagnie de croisières Ponant, qui surfe sur la vague des voyages au long cours (26 millions de passagers en 2017).

« Cette tendance vient tout particulièrement des millennials, qui préfèrent consacrer leur argent à un moment mémorable. Le voyage, la gastronomie, le bien-être sont les premiers lieux du luxe expérientiel car ils permettent de s’acheter des sensations et des souvenirs plutôt que des objets », commente Brune Buonomano, présidente de l’agence BETC Étoile Rouge. Selon Bain, les générations Y et Z ont totalisé 33 % des achats de luxe en 2018 et contribué à la quasi-totalité de la croissance du marché. Celui-ci bénéficie aussi de l’arrivée des consommateurs chinois, qui représentent 33 % des dépenses mondiales. La Chine compte 4 millions de millionnaires en 2019, d’après Crédit Suisse (sur près de 47 millions dans le monde), elle n’en avait aucun il y a vingt ans. L’étude de Bain place l’automobile de luxe en tête des ventes du marché, avec 495 milliards d’euros, mais « pour créer de la préférence auprès de consommateurs très courtisés, qui peuvent tout s’acheter, les marques doivent se différencier par leur héritage, leur histoire, et des expériences physiques. Il n’y a pas de secteur plus “challengé” actuellement que le luxe », analyse Virgile Brodziak, directeur général de l’agence Wunderman Thompson, qui a mené plusieurs études sur ce thème.

Vivre des émotions 

Ces expériences peuvent aussi être digitales, souligne Boris Guffond, directeur de la communication de Mazarine Group, propriétaire entre autres de La Mode en Images, de la revue Numéro et du Studio des Acacias. « À l’origine du luxe, il y a d’abord de très beaux produits et de grands designers, rappelle-t-il. Mais la nouvelle clientèle d’acheteurs, plus jeunes et actifs, a besoin de vivre des émotions. L’entertainment fait de plus en plus partie de nos productions, qu’il soit digital ou réel. Par exemple, lors d’Art Basel 2019 à Hong Kong, l’artiste Fernando Mastrangelo a créé une performance pour Audemars Piguet, sans montre à vendre. » L’art est un partenaire majeur de ce marketing de l’expérience. La compagnie de croisières Regent Seven Seas Cruises vient d’ailleurs de s’associer à la maison de vente Sotheby’s pour la diffusion d’une mini-série consacrée aux plus belles expositions du moment, présentée par Tim Marlow, directeur du Design Museum de Londres. Une production de contenu qui vient compléter l’offre de destinations proposée aux passagers de la compagnie.

Donner un supplément d’âme au shopping est une attente forte des consommateurs aisés. Ancienne attachée de presse dans la mode et la musique, Diane Lepicard a créé il y a cinq ans Paris Shopping Tour, une société qui organise des visites personnalisées pour les touristes aisés. Elle peut les emmener sur les traces de Gabrielle Chanel en commençant par un thé au Ritz, sur les pas de Christian Louboutin avec un parcours autour du soulier, ou leur proposer des rencontres avec de jeunes créateurs dans le Marais. Son offre très haut de gamme touche en majorité des visiteurs américains entre 30 et 50 ans, en petits comités. « Ces personnes qui ont accès à tout, qui vivent souvent dans un monde parallèle, ont besoin de contact humain et d’expériences qui les surprennent, explique-t-elle. On leur fait vivre un moment unique, hors des sentiers battus. Les marques sont nombreuses à venir me voir pour monter ces offres sur mesure. » Parfois, ces clients ont des demandes singulières, comme cette célébrité américaine qui a fait venir le créateur d’une grande maison dans sa suite pour choisir des vêtements, dans une relation privilégiée.

Le luxe de l’expérience explique aussi le succès des conciergeries, des assistants personnels qui peuvent répondre aux moindres desiderata de ces consommateurs exigeants. AccorHotels a racheté John Paul, le spécialiste du genre, qui traite plus d’un million de requêtes par an, y compris les plus insolites, comme faire venir 40 pingouins pour un anniversaire. Sophie (le prénom a été changé) a travaillé plusieurs années dans une de ces sociétés de l’ombre, qui doivent rendre le parcours client fluide et invisible, de la descente d’avion à l’accueil à l’hôtel et la réservation d’une table dans un restaurant gastronomique. Elle témoigne d’horaires à rallonge, « parfois de 7 h 30 à 3 h le lendemain matin pour répondre aux désirs des VIP lors des Fashion Weeks. Je me souviens d’un client dans le sud de la France qui a demandé expressément 500 roses Piaget, une variété très rare. J’ai passé 48 heures à appeler tous les fleuristes de la région. » Et son vœu a été exaucé.

« Money can’t buy »

« L’attente de cette clientèle, c’est le “money can’t buy”, la qualité de service qui n’a pas de prix, explique Cyril Courtin, directeur de Luxury Makers, agence du groupe Auditoire spécialisée dans l’événementiel de luxe. Ces clients sont habitués à avoir du personnel à disposition au quotidien. Si vous leur proposez la plus belle expérience sans le sourire, sans l’accueil par le prénom et le nom, ils seront mécontents. » Parmi les réalisations de Luxury Makers, un voyage à Épernay sur les terres de Moët & Chandon à l’occasion des 150 ans de la cuvée Moët Impérial, en mai 2019. Au menu : accueil au château de Saran récemment rénové et dîner du chef Yannick Alléno au milieu des vignes pour 80 invités dont Roger Federer, Kate Moss, Natalie Portman…Mais la plupart des clients de l’agence souhaitent rester anonymes, noblesse oblige. À contre-courant des événements « instagrammables », l’hospitalité au service des ultra-riches et célèbres se nourrit de confidentialité.

« Ce dont rêvent les millionnaires de l’entrepreneuriat qui ont accès à tout, c’est la déconnexion, par exemple dans une yourte ultra luxe en Mongolie, assure Virgile Brodziak de Wunderman Thompson. L’agence de voyages Extraordinary Adventure Club construit ce type de programmes sur mesure, à partir des sensibilités des clients. » Out of Reach, Eluxtravel, Virtuoso font aussi partie de ces « travel designers » en plein essor qui promettent la personnalisation et la détox digitale. Des séjours qui peuvent atteindre les 200 000 euros.

Les marques elles-mêmes sont aux petits soins pour leurs meilleurs acheteurs et évoluent en acteurs de l’hospitalité. Saint-Louis, cristallier du groupe Hermès, les accueille dans sa maison d’hôtes près de sa manufacture de Moselle, leur fait rencontrer les souffleurs de verre et dessine avec eux leurs commandes spéciales. La maison de champagne Louis Roederer, propriété de la famille Rouzaud, ouvre quant à elle son hôtel particulier de Reims à des invités de marque, professionnels ou collectionneurs, à qui elle propose des expériences adaptées à leurs profils, néophytes ou experts. Cette formule est déclinée dans les autres résidences de la maison, en Provence, dans le Bordelais et au Portugal. Frédéric Rouzaud, PDG de Roederer, ne cache pas sa volonté de se développer dans l’hôtellerie et l’œnotourisme avec le rachat récent du 5 étoiles le Christiania, à Val d’Isère. Le luxe, c’est plus que des produits.

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