Com de crise

Alors que son groupe s’enfonce dans la tempête médiatique, Patrick Pouyanné a voulu justifier et recontextualiser son augmentation de salaire de 52 % sur Twitter. Ce qui ne lui a pas attiré la clémence du public.

Alors que la grève dans les raffineries françaises Total entamait son 23e jour, que la queue aux stations essence était toujours aussi longue dans certains départements, le patron de Total, Patrick Pouyanné, a tenté de réagir sur un point repris dans chaque article et chaque émission télévisée : son augmentation de 52 % en 2021. Un argument qui, associé aux dividendes record versés par l’entreprise, venait soutenir les demandes des salariés dans leur désir de gagner plus et de partager le gâteau. Mais une augmentation qui, surtout, vient faire enrager une partie des Français, à qui l’on demande des efforts, pour faire face à une inflation galopante et un futur aux couleurs de récession.

Visiblement énervé, Patrick Pouyanné a donc tweeté le mardi 18 octobre : « Je suis fatigué de cette accusation de “m’être augmenté de 52 %” - voici la vraie évolution de ma rémunération depuis 2017 - elle est constante sauf 2020 car j’ai volontairement amputé mon salaire et ma part variable a normalement baissé avec les résultats de #TotalEnergies », auquel il ajoute un graphique, dans un souci de clarté, précisant l’évolution de sa rémunération entre 2017 et 2022.

Le tweet lui a valu bon nombre de quolibets, moqueries et autres ironisations soulignant le gouffre entre un patron qui rétablit une précision pour un salaire de plusieurs millions face à des Français qui peinent à joindre les deux bouts. L’humoriste Guillaume Meurice a ainsi été jusqu’à créer une Cagnotte Leetchi, « Cagnotte solidaire » en réponse à son « appel de détresse ».

Problème civilisationnel

Mais en dehors des moqueries habituelles sur Twitter, même d’un point de vue de la communication stricto sensu, l’affaire est épineuse. Passablement ému par l’épisode médiatique que vit son entreprise, l’habituel très rationnel Patrick Pouyanné a cru bon de prendre la parole lui-même pour donner la leçon.

« Même s’il a cru bien faire avec ce tweet, je ne vois pas en quoi il protège son groupe. Au contraire, il le ré-expose négativement à un moment où il en a le moins besoin, analyse Geoffroy Daignes, directeur conseil pour l’agence Pergamon. C’est raté. La faute au timing, évidemment, avec une énorme préoccupation des Français pour leur pouvoir d’achat et la crainte côté gouvernement que le conflit social devienne hors de contrôle : la question n’est pas de savoir s’il aura lieu, mais quelle en sera l’étincelle. »

La question de la rémunération des grands patrons, est un débat bouillonnant en France, et chaque sortie est interprétée comme un soufflet envoyé au Français. « Je suis un salarié comme les autres », a affirmé sur le plateau de Franceinfo Carlos Tavares, le patron de Stellantis, qui a empoché la coquette somme de 19 millions d’euros, fruits « des bons résultats de l’entreprise ». Le problème est que chaque défense des gros salaires est prise pour cible comme une attaque et une justification des petits salaires.

« Il ne faut pas accorder cette importance au tweet de Pouyanné, mais le problème, c’est qu’en pleine tourmente médiatique, il revient mettre une pièce dans la machine du deux poids, deux mesures. Ce qui est signifiant, c’est qu’après l’épisode des jets privés de cet été, on a celui de la rémunération d’un dirigeant d’une majore de l’énergie fossile. Cela vient conforter l’idée que ceux qui n’ont pas de problème de fin du mois, n’ont aussi pas de problème de fin du monde », ajoute Geoffroy Daignes.

« Les entreprises n’ont pas à rentrer dans le débat ni à se justifier de la rémunération de leur patron, selon Nicolas Castex, fondateur d’Everybody Knows. Patrick Pouyanné a beau vouloir se justifier de ne pas avoir demandé d’aides sociales pendant la crise covid, tenter de ramener les choses au rationnel, c’est perdu d’avance. C’est un débat de civilisation, pas une un débat de microéconomie. Qui peut effectivement accepter d’entendre "Je suis flat à 6 millions d’euros par an !", au moment où on parle de creusement d’inégalité ? »

« En parlant tout seul, et en s’identifiant personnellement, Patrick Pouyanné renforce l’idée qu’il décide de sa rémunération qui atteint un montant inaccessible pour tous les Français. Il n’y a donc pas un nouveau problème Total, mais un problème Pouyanné, ce qui peut devenir un problème supplémentaire pour Total. Il aurait dû à mes yeux prendre la parole autrement pour mieux expliquer les ressorts de sa rémunération », ajoute Alexis Abeille, consultant senior pour Pergamon également.

Réaction émotionnelle

Mais il y a aussi un autre problème, autrement plus sérieux : Total est une société cotée. « C’est assez flippant que dans une société cotée en Bourse, un patron prenne la parole de manière aussi émotionnelle », ajoute Nicolas Castex. Son tweet évoque sa fatigue, la justification sent l’énervement… Le patron s’est même fendu d’un second tweet, arguant qu’il n’est pas le pire des patrons du Cac 40 et donc, venant surenchérir sur la question des grandes rémunérations. Y a-t-il pire défense que « Certes, mais les autres ne font pas mieux » ?

« La seule chose qu’on voit, c’est que la com n’est pas sous contrôle, que le patron prend la parole directement, sans qu’elle ne soit relue ni approuvée par d’autres au sein de l’entreprise, alors qu’il n’est pas habitué à cela. Ce n’est pas forcément rassurant quand on est actionnaire. C’est en dehors de toutes les pratiques françaises des sociétés cotées », ajoute Nicolas Castex.

Cette séquence ne fait in fine que marquer le fossé entre deux parties du monde totalement irréconciliables et qui ne pourront jamais s’entendre : on a affaire à des grands patrons qui tentent de justifier rationnellement ce qui paraît pour d’autres totalement injustifiables. Un conflit de com perdue d’avance. « Les seuls à pouvoir prendre la parole là-dessus sont les politiques », conclut Nicolas Castex. Mais aucun n’en a véritablement le courage. « Je n’ai pas de bons ou de mauvais points à distribuer aux patrons », exprimait Bruno Le Maire sur les plateaux TV, ne manquant pas d’en donner à d’autres citoyens.

Mais la situation est complexe de leur côté, peinant à embaucher de grands patrons pour EDF par exemple. C’est que les salaires à l’étranger sont bien plus élevés…

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.