Stratégies Les 15

Après dix ans de marketing dans différentes start-up et chez Google, la désillusion grandit pour Yannick Servant. En 2020, il décide de se consacrer à temps plein aux questions de transition et cofonde la Convention des entreprises pour le climat (CEC), une sorte de forum de Davos pour les chefs d’entreprises, avec des feuilles de route. Sabrina Herlory, CEO d'Aroma-Zone, est parti à sa rencontre.

Tout d’abord, pouvez-vous vous présenter ?

Yannick Servant. J’ai 34 ans, avec un parcours plutôt classique : prépa puis HEC. J’en suis sorti avec une forte appétence pour le monde de la tech et les licornes mais j’ai vite compris que tout se résumait à « hyper croissance » et « estime de soi » valorisée notamment par la compétence et le nombre de personnes qu’on a sous soi dans la hiérarchie.

Qu'est-ce qui vous a amené à réfléchir sur la transformation des entreprises vers une économie plus durable ?

Deux tournants dans ma carrière m’ont amené à une prise de conscience, qui est devenue une crise de sens. Je me suis aperçu que les start-up – aspirantes licornes – étaient des usines à burn-out et la question de la croissance à tout prix me taraudait. Puis, le covid, le confinement, le télétravail, le chômage partiel ont appuyé cette remise en question. La dernière start-up où j’ai travaillé s’intéressait à la qualité de l’air et aux problématiques qu’elle engendre : 8,8 millions de morts prématurés par an dans le monde, en Inde c’est endémique, et nous demandons à tous les pays émergents de décarboner alors qu’ils commencent à bénéficier de ce dont nous, pays développés, profitons depuis 100 ans. Je me suis mis à écrire et réfléchir sur un marketing écologique pour inciter les entreprises à avancer. Éric Duverger, ancien cadre dirigeant de Michelin, a lu mes écrits au moment où germait en lui l’idée d’une Convention des entreprises pour le climat (CEC).

Pourquoi avoir mis en place la Convention des entreprises pour le climat et en quoi consiste-t-elle ?

Nous nous sommes lancés à six en nous disant : « Et si on créait quelque chose de similaire à la Convention citoyenne pour le climat avec 150 patrons d’entreprise qui sortiraient de ces échanges avec une feuille de route de transformation de leur entreprise ? » Ainsi nous pourrions sortir du triangle de l’inaction état-citoyen-entreprise, dans lequel chacun dit à l’autre de faire bouger les choses. Nous pensons que l’entreprise a la capacité de faire le premier pas, à travers la figure du chef d’entreprise, en co-construction avec le monde politique et le dialogue citoyen. Devant l’urgence climatique, notre volonté est de faire éclore une économie nouvelle, respectueuse des limites planétaires, durable, régénératrice du vivant et donc conciliable avec l’écologie.

Ce programme a-t-il évolué depuis son lancement en 2020 ? Quid de la méthodologie ?

Nous avons lancé la CEC en novembre 2020 avec un processus de recrutement de 150 entreprises selon des critères objectifs de représentativité (taille, région, maturité de transition …) et des critères subjectifs basés sur le niveau de sincérité du dirigeant à rejoindre et contribuer à la force du collectif. Le meilleur filtre de ce recrutement reste le temps à accorder à la CEC, il faut douze jours pleins. Aucun patron n’a douze jours à perdre en greenwashing ! Depuis son lancement, le programme a effectivement évolué puisque nous avons dupliqué la CEC dans les territoires ainsi que dans des verticales métiers : assurance, finance… En mars 2024, nous aurons collaboré avec 1000 entreprises qui forment un collectif de porte-étendards de changement de norme culturelle aux histoires marquantes et influentes. Certains dirigeants ont adopté des changements radicaux, que ce soit dans leur vision du monde, dans leurs collaborations mais aussi dans leur fonctionnement avec leurs collaborateurs. Je pense notamment à la marque Mustela qui, à court terme, a pris l’engagement d’abandonner la production de lingettes alors qu’elles représentent 20% de son chiffre d’affaires, et évolue vers une activité 100% vrac et solide.

Qu’est-ce que l’économie régénérative ?

L’économie régénérative ce n’est pas produire en faisant moins mal, ni produire sans faire mal, c’est chercher du net positif : comment un modèle économique peut-il être régénérateur de biodiversité, de ressources naturelles et recréer des conditions pour que s’exprime le vivant ? Aucune entreprise ne peut exister sans le vivant ! C’est le cœur de notre raison d’être : rendre irrésistible le passage de l’économie extractive vers l’économie régénérative à horizon 2030. J’évoquais le basculement de Mustela mais d’autres entreprises ont amorcé ce changement vers le régénératif : Renault Trucks cherche à produire des vélos cargo électriques pour le dernier kilomètre, Rossignol souhaite devenir le gardien de l’espace naturel dans la montagne. Ces figures de proue sont en marche vers un idéal régénératif qui est possible.

La collaboration entre les entreprises reste un point majeur, il s'agit d'intelligence collective mais tous les participants ne sont pas au même niveau de maturité. Peut-on alors parler de capitalisme collaboratif ?

C’est très facile d’accéder à une conférence de gens qui racontent la sobriété de façon brillante. Si on reste seul face à ça, on se sent impuissant. En revanche, si on arrive à créer des cadres pour partager et co-construire alors on se projette dans une mise en action intéressante. C’est ici que la puissance publique locale a un rôle majeur à jouer pour créer du lien entre les citoyens sur les enjeux sociaux qu’ils partagent tous.

Les jeunes dirigeants sont en général plus sensibilisés au sujet de la transition écologique. Est-ce que les chefs d'entreprises installés, sous-entendu plus âgés, sont encore « transformables » ?

C’est vraiment une question de logiciel pour des dirigeants qui, pendant toute leur carrière, ont dû être des tueurs. Mais ils restent humains et, pour l’immense majorité, s’ils prennent le temps de comprendre et de se projeter vers un « qu’est-ce que cela veut dire pour mes enfants ? », alors c’est gagné. J’ai en tête un dirigeant qui à la suite d’une session de la CEC a été bouleversé par le constat. Il a demandé à ses deux filles si elles souhaitaient avoir des enfants, ce à quoi elles ont répondu non. Il est tombé des nues, a compris et a amorcé une transformation massive de son entreprise. Il peut suffire de dix grandes entreprises pour enclencher ce changement de norme culturelle. Je crois également au pouvoir de l’Europe pour être force motrice au niveau mondial.

Est-ce qu’il n’y a pas un hiatus entre le rapport au temps et la mise en réseau nécessaire, il va falloir embarquer des gens dont ce n’est pas la conviction profonde ? Comment ne pas tomber dans une énième tentative avortée de faire switcher notre monde ?

D’abord, il faut se rendre compte qu’aucune initiative avant ça n’avait demandé douze jours pleins aux dirigeants. En effet, la dimension du rapport au temps est intéressante parce qu’elle est différente d’une structure entrepreneuriale à l’autre. Dans les entreprises familiales, par exemple, les préoccupations premières restent la transmission, le maintien de l’unité et la cohésion avec un rapport au temps nourri par le fait que ces dirigeants restent plus longtemps dans l’entreprise. Dans les entreprises dites « classiques », ce rapport n’est pas le même. Toutefois, l’immense majorité des dirigeants font du mieux qu’ils peuvent avec les contraintes qu’on leur donne ou qu’ils ont en tête. Mais ces contraintes ne sont souvent pas les limites planétaires.

Comment mesure-t-on la réussite de ce projet ?

Nous demandons aux entreprises en déclaratif leur feuille de route pour 2030 avec un modèle en quatre étapes : business as usual, responsable, contributif et régénératif. À la suite de cela, nous les analysons avec l’objectif de produire régulièrement des rapports témoignant des avancées, mais aussi des obstacles, des transformations de toutes ces entreprises. Les résultats se mesurent aussi à la puissance du narratif et de l’influence. Nous avons besoin de raconter les expériences pour montrer ce qui avance et apporter des éclairages et des enseignements. Les livrables que l’on publie doivent partager les nouveaux récits. C’est aussi une question de capacité d’empowerment des dirigeants d’entreprise pour se sentir à l’aise pour raconter notre histoire : 150 entreprises engagées dans la CEC ce sont 250 000 collaborateurs touchés par la force du récit. Enfin, en termes d’influence, un des effets à produire serait que Bruno Le Maire, dans ses vœux en janvier 2025, prononce les mots «limites planétaires» et «régénératif». Actuellement, la CEC a le pouvoir de faire bouger les choses mais, si c’est le statu quo jusqu'en 2050, ce pouvoir aura disparu. C’est mon sentiment d’urgence.

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