Guerre en Ukraine

La guerre en Ukraine a mis les marques devant leur responsabilité. Doivent-elles continuer à vendre leurs produits aux consommateurs russes ? Philippe Jourdan, associé fondateur de Promise Consulting, agence de conseil et d’études marketing, fait le point pour Stratégies.

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine sur ordre du président russe Vladimir Poutine le 24 février dernier, des marques internationales, européennes et françaises annoncent « boycotter » la Russie. Faut-il y voir un acte militant ou de la pure opération de communication ?Un boycott, c’est d’abord des sanctions économiques décidées par un État. Les mesures d’embargo ont été précisées et renforcées par l’Union européenne. La France les a adoptées. On peut néanmoins déplorer un manque de transparence sur ses modalités : secteurs concernés, objectifs, deadline, etc. Mettre en place de telles sanctions est un processus très codifié, qui implique un début et une fin. Il existe ici un risque d’enlisement. Il est important de souligner qu’en réalité, l’embargo prononcé par les États-Unis et l’Union européenne empêche les marques de commercer avec la Russie. Dès lors, une posture de boycott de leur part revient à traduire un état de fait en acte de communication, sinon en acte militant, sans changer la réalité. Et c’est là le cœur du sujet : ont-elles intérêt à le faire ? Sont-elles légitimes pour le faire ? Est-ce sans risque ? Rappelons également que de nombreux produits agricoles européens sont déjà sous embargo depuis l’annexion de la Crimée en 2014.

Les marques ont-elles un rôle à jouer dans cette guerre ?Les sanctions économiques sont des mesures chocs, qui dans une société mondialisée peuvent avoir un impact certain sur l’opinion publique en temps de guerre. Ensuite, il y a les initiatives individuelles des entreprises. Le plus souvent, sous la pression des consommateurs qui réclament – sur les réseaux sociaux notamment – le boycott des marques russes en occident. Selon moi, nous sommes alors davantage dans de la communication puisque de toute évidence la vente en Russie est impossible pour le moment, à cause des mesures financières justement. Ce conflit en question est compliqué. Les raisons profondes sont mal connues, les effets à long terme ne sont pas prévisibles. Nous sommes actuellement dans une première phase médiatique assez manichéenne. C’est le temps du choc émotionnel, et non pas celui des solutions diplomatiques. Je dirais aux marques : attention aux décisions précipitées. Il s’agit selon moi de peser dans l’opinion politique qui est acquise à la cause ukrainienne. Derrière ces annonces, je pense que nous retrouvons la tendance actuelle de recherche de sens de la part des marques. Du rôle à jouer dans les problématiques sociales, environnementales, etc. Mais le terrain de la politique internationale est complexe, changeant… Gare au revers du politique washing. En revanche, notamment dans le domaine du luxe, les appels à la solidarité, aux dons financiers pour aider la population ukrainienne sont une initiative plus intéressante. Avec la mise en place de structures de collecte de fonds. L’humanitaire est consensuel, plus légitime.

Ces déclarations de boycott de la part des marques ne peuvent-elles pas avoir d’impact sur l’opinion publique russe ?Sur le moyen et long terme, les marques ont selon moi plus à perdre qu’à gagner en se prononçant sur un boycott. Dans une économie mondialisée, le boycott est une arme à double tranchant. Et je pense notamment aux effets de boomerang. Prenons le cas d’Apple, qui a annoncé suspendre la vente de ses produits en Russie. La partie de l’opinion qu’il faut toucher, ce sont les jeunes très connectés qui communiquent massivement et qui, privés de leur marque favorite de smartphone et des services qui vont avec, peuvent être sensibles à une frustration. Mais à mon avis, c’est situer le débat dans un contexte où l’opinion publique russe serait libre de s’exprimer. Ce qui n’est pas le cas. Le risque, c’est que l’opinion se retourne finalement contre les Américains, l’ennemi qui les prive et dont il faut casser la trop forte dépendance. Si l’on prend en compte le recul qu’on a des pays sous embargo depuis des années, l’Iran, la Syrie… on s’aperçoit que les économies européennes ont presque plus souffert. Il faut avoir en tête que le mouvement suivi par la Russie et la Chine, notamment, est un repli nationaliste. La Russie est préparée à ces restrictions. Depuis celles de 2014, les Russes ont appris la résilience, l’autosuffisance. Sur un plan agricole, par exemple, ils sont passés d’importateurs nets à exportateurs nets…

Quelles pourraient être les conséquences pour les marques françaises ?Les conséquences à moyen et long terme sont difficilement quantifiables. La France est partenaire économique de la Russie, mais de manière assez unilatérale. Des secteurs comme l’énergie avec Total, la grande distribution avec Auchan, l’alcool avec Pernod Ricard ou la cosmétique avec Sephora sont très bien implantés sur place. Par ailleurs, deux autres secteurs pourraient être pénalisés, sur le territoire français cette fois : l’immobilier de grand luxe et le tourisme de grand luxe (Paris, Courchevel, Côte d’Azur…).

Qu’en est-il du boycott des marques russes ?Pour être efficace, un boycott de marque doit s’inscrire dans un schéma bien particulier que j’appelle le « paradoxe du roquefort ». En 2019, en protestation à la réaction européenne sur les Gafa (taxe), Trump avait envisagé de taxer de 100 % le roquefort, ce qui en soi était un appel au boycott. Pourquoi le choix de ce produit ? Parce que le roquefort est un produit dont l’élite américaine peut se passer, alors même que la France ne peut pas se passer du marché américain. Dans ce cas de figure, lorsque l’impact chez soi est faible et l’impact chez l’autre est lourd, le déséquilibre peut être une arme efficace. Aucune marque grand public russe ne rentre dans ce cas de figure en Europe. Par exemple, les réseaux sociaux ont organisé le boycott de la vodka dans le monde. Mais en l’occurrence, la plupart des marques de vodka russes sont en fait distillées aux États-Unis. Smirnoff est une marque américaine… 1 % seulement de la vodka est produite en Russie. En revanche, l’inverse n’est pas nécessairement vrai : un boycott russe des marques de luxe occidentales ne pèserait pas bien lourd auprès des consommateurs russes, en revanche il serait plus gênant pour les marques elles-mêmes. C’est pourquoi, selon moi, ce boycott est délicat à mener et contre-productif.

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