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Les séries garantissent des audiences élevées à la télévision et sont devenues plus créatives que le cinéma… Même les universités les étudient. Retour sur un engouement, porté par les créations américaines.

Il semble fatigué, presqu'inoffensif. Un vieux monsieur respectable, en somme. Les traits se sont un peu affaissés, mais le Stetson tient fièrement en place. Tout comme le regard mauvais et le sourire plus blanc que blanc, carnassier, forcément carnassier. J.R. Ewing, le méchant des méchants, n'a rien perdu de son fiel, dans le retour à l'écran de Dallas. Pas moins de 6,9 millions de téléspectateurs ont retrouvé le ranch de Southfork, Bobby et Sue Ellen, le 13 juin dernier sur la chaîne câblée américaine TNT. Une deuxième saison a d'ores et déjà été commandée.

Qui a tiré sur J.R.? Pamela a-t-elle rêvé la mort de Bobby? Les existences rocambolesques de la famille Ewing, diffusées en Franceà partir de 1981 sur TF1, ont alimenté nombre de conversations enflammées près de la machine à café, le lendemain de leur diffusion. Mais la série fait figure de madeleine de Proust dans un univers qui, plus de trente ans après, a changé de paysage.

Quelle est votre série préférée? L'une d'entre elles est forcément chère à votre cœur. En quelques années, les séries sont devenues un phénomène. Premières concernées, les séries américaines, qui ont représenté l'an dernier 72 des 100 meilleures audiences en France, contre quatre seulement en 2005. Une spécificité hexagonale. «Ailleurs en Europe, ce sont surtout les séries locales qui occupent le haut du classement», note Valérie Négrier, directrice de l'expertise TV chez Aegis Media.

C'est une déferlante. Série la plus vue l'an dernier dans l'Hexagone, Mentalist, avec  10,4 millions de téléspectateurs pour un épisode diffusé le 31 août sur TF1, soit la cinquième meilleure audience de l'année. La vague ne se cantonne pas à la France. Selon le Festival de télévision de Monte-Carlo et Eurodata TV Worldwide, la série la plus regardée dans le monde en 2011 a été Les Experts, Las Vegas: 63 millions de téléspectateurs, quand Desperate Housewives, de son côté, en a rassemblé plus de 40,8 millions.

Vanity Fair n'a d'ailleurs pas hésité, un mois après son traditionnel «Hollywood Special», à sortir, pour son numéro de mai, un «Special TV Issue». Une première. Tout est dit dans son sous-titre: «Admettez-le... vous préférez la télévision aux films!» Pas de doute, l'engouement est bel et bien mondial. Y compris… dans le cénacle des universités, où les séminaires sur les séries supplantent peu à peu les traditionnels cours d'analyse filmique. Consécration: les Presses universitaires de France (PUF) ont lancé, le 19 avril, une collection, «La Série des séries», qui a vu deux de ses trois premières publications, Les Experts et Desperate Housewives se hisser dans les meilleures ventes de la vénérable maison d'édition.

Dirigée par deux jeunes universitaires, le philosophe et juriste Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer et l'historienne Claire Sécail, la collection vise à «s'emparer d'objets culturels longtemps jugés illégitimes en France», remarque le premier. «Dallas avait pourtant, à l'époque, provoqué un petit séisme dans le monde universitaire français», rappelle Claire Sécail. L'helléniste Florence Dupont s'était d'ailleurs, dans les années 1980, penchée sur la série, dans un ouvrage intitulé Homère et Dallas, parce que, explique-t-elle, «la série constitue un échange collectif ritualisé, dans la tradition orale des aèdes de l'antiquité». Diable!

Territoire d'expression quasiment sans limites

Pourtant, ce ne sont pas les étendues verdoyantes de Southfork qui ont contribué à rendre les téléspectateurs accros, mais plutôt les couloirs verdâtres d'un hôpital, encombrés de perfusions et de patients en mal de «novocaïne». «J'ai le souvenir, dans les années 1990, d'avoir lu un article dans Télérama, où le journaliste racontait son angoisse de rater Urgences, un dimanche soir où il était bloqué dans un embouteillage», se remémore Pierre Langlais, qui anime l'émission Saison 1 épisode 1 sur la radio Le Mouv. «Urgences n'avait rien à voir avec les séries médicales que l'on avait pu voir jusqu'alors, ni en termes d'écriture ni en termes de réalisation», confirme Olivier Joyard, journaliste aux Inrockuptibles et auteur du documentaire Series Addict, diffusé en novembre 2011 sur Canal+. Les X Files et autres Buffy contre les vampires hantent les adeptes de fantastique et de paranormal. Un public plus confidentiel, recruté parmi ceux que l'on appelle déjà à l'époque les «geeks».

Mais rapidement, un nouveau genre télévisuel vient faire de l'ombre aux séries: la télé-réalité. Le coup d'envoi est donné en 1999 avec la diffusion aux Pays-Bas de la première édition de Big Brother, déclinée dans le monde entier et qui connaît un succès fulgurant. «Dans les grilles de nombreuses chaînes, la télé-réalité a pris la place de la fiction et donc des séries américaines», souligne Pascal Josèphe, président du cabinet Imca. Ce nouveau format, moins onéreux, plus sulfureux, fait figure d'aubaine pour les «networks» du monde entier. Une situation que les producteurs hollywoodiens tenteront rapidement de contrer. «Face à ce danger commercial, Hollywood a intégré dans ses séries les ingrédients qui ont fait le succès de la télé-réalité: langage cru, personnages fouillés et tournages réalistes. Cela a permis à la fiction américaine de revenir en force sur le marché des séries en 2004-2005», poursuit-il.

Sans mauvais jeu de mot, les «experts» des séries sont formels: le milieu des années 2000 correspond précisément à l'explosion des séries. «C'est à ce moment qu'apparaissent les Lost, 24 Heures chrono et Les Experts, produits par les grands networks américains, rappelle Pierre Langlais, du Mouv. Parallèlement, les chaînes du câble comme HBO favorisent un tournant qualitatif et critique, avec Oz, Les Sopranos ou encore Sex & the City. Si les séries en étaient restées au stade de pur produit de consommation de masse, on n'aurait pas assisté à cet engouement.»

Alan Ball vilipendait le désespoir feutré des banlieues américaines dans le film American Beauty. On retrouve le scénariste aux commandes de Six Feet Under, puis de True Blood, deux séries signées HBO. A l'instar de David Lynch dans les années 1980, les grands noms du cinéma, acteurs, scénaristes ou réalisateurs, sont loin de se boucher le nez pour officier à la télévision. Citons Glenn Close, Aaron Sorkin, Martin Scorsese…

Il faut dire que la série, du fait de son format, offre un territoire d'expression quasiment sans limites, ni de temps ni parfois de budget. «En termes de liberté créative, de temps disponible pour développer une histoire et de moyens financiers, les séries sont un terrain de jeu extraordinaire», lance Raphaël de Andréis, directeur général adjoint du pôle édition du groupe Canal+.

Un luxe qui permet de déployer toutes les richesses d'une intrigue, toutes les ambivalences d'un personnage, fût-il discutable moralement. «On ne s'étonne plus que l'on puisse être fanatique d'un mafieux crapoteux comme Tony Soprano, voire d'un serial killer comme Dexter. Les héros de séries finissent par devenir des proches à qui l'on pardonne tout», s'amuse Charlotte Blum, auteur du livre Séries, une addiction planétaire (Editions de La Martinière).

La TV en direct reste le rendez-vous principal

Pour autant, on semble en avoir fini avec le héros unique qui porte la série sur son seul nom, comme jadis l'ineffable Columbo et son imper crasseux, ou l'apathique Inspecteur Derrick. «Les séries policières ont évolué: la distribution est beaucoup plus généreuse qu'avant et le genre s'est décliné dans d'autres univers, comme la police scientifique, la criminologie ou la mafia», souligne Sophie Leveaux, directrice artistique des acquisitions chez TF1.

Si les séries séduisent, c'est aussi qu'elles sont mieux adaptées qu'un film à nos rythmes de vie, toujours segmentés. En 26 ou en 52 minutes, les fans modulent leur consommation, que ce soit en streaming, en direct à la télévision, en rattrapage ou en DVD. Les adeptes les plus forcenés n'hésitent pas à recourir à des méthodes illégales pour assouvir leur passion. Série la plus piratées en 2011? Dexter, avec plus de 3,6 millions de téléchargements hebdomadaires, selon le logiciel de partage Bit Torrent. Bien plus que les 2,2 millions de téléspectateurs américains chaque semaine.

Pour endiguer ce phénomène, TF1 et M6 ont développé une offre légale permettant de visionner les épisodes 24 heures seulement après leur diffusion aux Etats-Unis. Quinze séries sont aujourd'hui disponibles sur MyTF1, de Gossip Girl à Grey's Anatomy, en passant par la nouvelle saison de Dallas. Mais les volumes achetés (1,99 euro par épisode) restent encore faibles: une série à succès génère entre 350 000 et 500 000 séances par saison, selon Mytf1.

Même chose pour le «replay», qui permet aux téléspectateurs de visionner gratuitement pendant sept jours les épisodes diffusés sur l'antenne. Pour TF1, les plus regardés dépassent les 100 000 visionnages, loin des millions de téléspectateurs que rassemblent les séries diffusées à l'antenne. «La télévision en direct reste le point de rendez-vous des séries, même si la “catch-up” tient un rôle non négligeable pour les séries feuilletonnantes», souligne Jean-Edouard Lopes de Castro, responsable d'études médias chez Omnicom Media Group (OMG).

TF1, M6, Canal+ et même des chaînes spécialisées comme Série Club: tout se joue sur la petite lucarne. Avec des stratégies bien différentes d'une chaîne à l'autre. «Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ce n'est pas TF1 qui a diffusé le plus de séries américaines en 2011, mais M6», souligne Valérie Négrier, d'Aegis Media. Sur M6, en 2011, 92% des soirées fiction étaient dévolues à des programmes américains, contre 52% sur TF1, selon une étude du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC).

De Madame est servie à Buffy,«M6 a toujours favorisé les séries, jusqu'à les programmer en prime time, comme NCIS, dès 2004», poursuit-elle. Une stratégie de précurseur. «Notre volonté est de rassembler le public le plus large possible, avec des séries fédératrices en prime time, comme Bones ou Hawai 5.0, et des séries plus pointues en deuxième partie de soirée, comme Californication, Malcolm ou Modern Family», explique Christine Bouillet, directrice adjointe à la programmation de M6.

De son côté, TF1 continue à privilégier le genre policier, de loin le plus fédérateur. «Les séries, en général, attirent un public jeune, féminin, CSP+, âgé de moins de 50 ans. C'est sans risque pour les chaînes», note Valérie Négrier, d'Aegis Media. Ce dont se défend Sophie Leveaux, de TF1. «Lorsque vous programmez un film, le risque est unitaire. Quand vous partez sur une série américaine, vous engagez la chaîne sur environ dix semaines», estime la directrice artistique des acquisitions.

Pourtant, même France 3, la chaîne de Plus belle la vie, a compris que les séries américaines étaient source d'audience. Début 2013, la chaîne publique diffusera Mildred Pierce, dans laquelle Kate Winslet incarne une femme indépendante des années 1930, une série à succès de HBO, la référence.

Des chaînes françaises plus ambitieuses

A quand un HBO hexagonal? «En France, les moyens financiers sont davantage orientés vers le cinéma que vers la fiction télé», pointe Valérie Négrier. D'où un certain retard. La situation pourrait néanmoins changer dans les années à venir: le CNC entend intensifier son soutien à la production de séries. Lequel CNC a d'ailleurs donné son aval à la prestigieuse Femis, école de réalisateurs qui a vu passer entre autres Arnaud Despleschin et François Ozon, pour une nouvelle formation à la réalisation de séries…

Depuis peu, les chaînes françaises ont changé d'ambitions: elles se frottent désormais à la coproduction internationale. «Ce n'est pas seulement une question d'image. Cela permet de proposer au public des œuvres exceptionnelles», estime le président d'Imca, Pascal Josèphe. Borgia pour Canal +, XIII et Le Transporteur pour M6, et bientôt Jo Le Grand sur TF1, pour un budget de 2 millions d'euros par épisode. Les projets se multiplient, notamment dans le domaine historique, car «l'histoire est un thème fédérateur», estime Amandine Cassi, directrice du pôle études internationales de Médiamétrie Eurodata TV.

«Plus nous maîtriserons nos programmes, plus nous nous mettrons dans une situation d'exclusivité par rapport à des deals mondiaux menés par ces nouveaux acteurs que sont Netflix ou Google», juge Raphaël de Andréis, de Canal+.

Déjà, le service de vidéo à la demande Netflix a commencé à investir dans la production de séries, comme pour la deuxième saison de Borgia, en coproduction avec la chaîne cryptée. Et pour la première fois, Netflix finance entièrement une nouvelle fiction: House of Cards, le prochain opus de David Fincher, réalisateur de Seven et The Social Network. Le tout pour la modique somme de 100 millions de dollars. Les HBO, ABC, Fox, ou Canal+ pourront-ils suivre? Séries, ton univers impitoyable...

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