Année des médias 2012
Les showrunners, hommes orchestre tout-puissants de la fiction américaine, font l'objet d'un véritable culte outre-Atlantique. En France, ils commencent timidement à apparaître.

James Yoshimura plaisante-t-il vraiment? «Maintenant, tu es un homme mort», lance-t-il, dans un éclat de rire, au réalisateur Gary Fleder. Fleder n'a plus qu'à s'effacer, alors que Yoshimura entre en salle de montage: c'est lui qui a le dernier mot, le «final cut» sur Homicide: Life on the Street, la série de NBC dont il est le «showrunner». La scène de ce documentaire, making of d'une série policière culte des années 1990, a profondément marqué Philippe Guedj, journaliste et créateur du webmagazine DailyMars.net, consacré aux séries. «Cela montre bien le pouvoir du showrunner, qui est quasiment Dieu sur Terre», estime le journaliste.

 

Prodiges, mégastars, génies... Pour qualifier les showrunners, les experts ne lésinent pas sur l'hyperbole. «C'est bien simple: lorsque le Forum des images reçoit, dans le cadre de son festival Séries Mania, Matthew Weiner, le showrunner de Mad Men (AMC), ou Vince Gilligan, celui de Breaking Bad (AMC), les places s'arrachent en une journée», souligne Olivier Joyard, journaliste et auteur des documentaires Séries Addict et Hollywood, le règne des séries.

 

Pendant de longs mois, il a pu approcher ces showrunners dont la tradition remonte aux années 1960 avec Rod Serling, le créateur de Twilight Zone (La Quatrième Dimension, NBC). Dans une scène saisissante, on assiste à une réunion de travail entre Shawn Ryan, le créateur de la série policière The Shield (FX Networks) et trois de ses scénaristes.

 

Chemisette et bermuda, Ryan, les pieds sur la table, dans une ambiance d'une décontraction toute américaine, se balance d'avant en arrière. Tout à coup, il lance: «Ce serait bien de faire un épisode autour d'un prédateur sexuel, mais en évitant les histoires de sexe avec des enfants: on en fait dans tous les épisodes de The Shield en ce moment». Les scénaristes acquiescent, et d'un coup, la machine narrative s'enclenche. Les scénaristes se renvoient la balle, et la structure du futur épisode est rapidement bouclée. «Dans la "writers'room" (salle des scénaristes), il y a un côté sanctuaire, quasiment mythologique, estime Olivier Joyard. Même si le processus d'écriture est un travail de fourmi, extrêmement besogneux.»

 

D'autant que ce n'est pas la seule attribution du showrunner. «Le showrunner, c'est le capitaine du navire, résume Cédric Melon, journaliste à Télé Câble Sat Hebdo. Etant donné que les réalisateurs changent à chaque épisode, il est là pour s'assurer de la bonne continuité de la série.»

 

Shiva en Amérique

 

Si le showrunner est un dieu, il ressemble à Shiva. Un homme-orchestre aux dix bras. «Il sait raconter de longues histoires, manager des équipes, comprendre des budgets», signale Virginia Vosgimorukian, réalisatrice de la série documentaire Showrunners, diffusée sur Orange Cinéma Séries. «A la fois créatif et gestionnaire, scénariste et producteur exécutif, il supervise le casting, valide les choix de réalisation...», explique Philippe Guedj.

 

«Vince Gilligan, le créateur de Breaking Bad, suit la pré-production et la post-production, raconte Olivier Joyard. Lorsque la série est en tournage, on peut, par exemple, lui envoyer des SMS pour savoir si un costume a la bonne couleur. Et pour chaque épisode, Gilligan passe une semaine en salle de montage, après que le réalisateur a livré une première mouture.» Mais, comme tient à le préciser Virginia Vosgimorukian, «un showrunner, c'est avant tout une vision».

 

Démiurge tout puissant, le showrunner est d'ailleurs, la plupart du temps, le créateur de la série. Mais pas toujours. Exemple: «La série de zombies The Walking Dead, qui est le plus gros succès de la télé câblée avec 10,5 millions de téléspectateur, était au départ assurée par Frank Darabont, réalisateur et scénariste de Spielberg, notamment, indique Philippe Guedj. Mais à la suite de désaccords profonds avec la chaîne AMC et le producteur Valhalla Pictures, Darabont a été remercié et remplacé par Glenn Mazzara, ancien scénariste pilier de The Shield, qui a profondément transformé The Walking Dead, et en a fait le carton d'audience qu'il est devenu aujourd'hui.»

 

A chaque époque ses showrunners stars: dans les années 1980, on devait la moustache de Magnum à Donald Bellisario, et les chaînes en or de l'imposant Barracuda, de l'Agence tous Risques, au défunt Stephen J.Cannell, que l'on voyait, à la fin des génériques de ses séries, jeter une feuille de papier tout droit sortie de sa machine à écrire, une image restée dans toutes les mémoires. Steven Bochko (Hill Street Blues, NYPD Blue) et David E.Kelley (Ally McBeal, The Practice), régnaient en maîtres sur la fiction des années 1990. Les années 2000 ont vu l'avènement de Joss Whedon (Buffy contre les Vampires) et JJ Abrams (Lost, Alias).

 

Aujourd'hui, les deux showrunners les mieux payés d'Hollywood sont Matthew Weiner (Mad Men) et Seth McFarlane (American Dad, sur la Fox). Dans la galaxie du showrunning, les stars ont pour nom Aaron Sorkin (le scénariste du film The Social Network, auteur d'A la Maison Blanche, NBC, The Newsroom, HBO), Alan Ball (Six Feet Under, True Blood, HBO), ou Alex Gansa et Howard Gordon (Homeland, Showtime).

 

«Et on surveille de près Steve Levitan et Christopher Lloyd, créateurs de Modern Family sur ABC, ou encore le comique Louis CK, auteur de Louie sur FX», souligne Philippe Guedj. Sans oublier, comme le note Olivier Joyard, l'arrivée d'une nouvelle vague du showrunning au féminin, avec pour figures tutélaires Shonda Rhimes (Grey's Anatomy, ABC) et Tina Fey (30 Rock, NBC), et des personnalités comme «Lena Dunham, qui, à tout juste 26 ans, est la showrunneuse de Girls, la série phénomène de HBO», précise la réalisatrice Virginia Vosgimorukian.

 

En France, le métier de showrunner commence timidement à apparaître: Canal + a donné les rênes de sa super-production Borgia à l'américain Tom Fontana, la créateur de Oz, mais c'est le Français Fabrice Gobert qui assure la conception de la nouvelle série à succès Les Revenants. Le feuilleton fleuve Plus Belle à la Vie (Telfrance) fait l'objet d'un showrunning à l'américaine, tandis que Frédéric Krivine s'est imposé aux manettes d'Un village français, sur France 3.

 

Showrunner, mon seigneur

 

Des exemples relativement isolés. «C'est une question économique, mais aussi une question de philosophie. En France, on a moins de moyens, et on reste dans une logique de réalisateurs-auteurs», estime Boris Duchesnay, directeur des programmes d'Orange Cinéma Séries. «Ici, on a au maximum un ou deux scénaristes pour toute une saison, confirme Cédric Melon. Aussi bons soient-ils, ils ne peuvent rivaliser avec les showrunners et leur armada d'auteurs.»

 

Surtout lorsque, aux Etats-Unis, certains font l'objet d'un culte comparable à ceux qui entourent des réalisateurs comme Terence Malick, Steven Spielberg ou Brian de Palma. C'est le cas de David Chase, dont la série mafieuse Les Sopranos (HBO), n'a rien à envier aux meilleurs Scorcese. «James Gandolfini, l'acteur qui incarne le personnage principal, m'a expliqué qu'il n'avait rien compris à la fin écrite par Chase, mais que peu lui importait, tellement il admirait le showrunner», relate Virginia Vosgimorukian. On attend avec impatience le prochain projet de Chase.

 

Mais tous les showrunners ne portent pas en eux une myriade de séries, comme le résume Olivier Joyard: «Ils ne peuvent pas rester des nababs ad vitam aeternam. David Chase en est conscient: avec Les Sopranos, il a créé l'œuvre de sa vie.»

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