Impossible de s'y rendre sans fourbir ses arguments, sans affûter son synopsis, sans ciseler ses angles. En conférence de rédaction, c'est la guerre. Désormais, au sein des news magazines, les journalistes mènent un combat pour la survie de leurs sujets. «Nos équipes ne peuvent plus se contenter d'attendre que l'actualité vienne à eux, lâche Christophe Barbier, directeur de la rédaction de L'Express.Nous ne raisonnons plus en termes de rubrique mais de sujet. Jusqu'alors, les rédacteurs en chef étaient des gestionnaires de territoire, maintenant ils dirigent des écuries: les futurs articles sont mis en compétition.» A entendre François Malye, journaliste d'investigation au Point et vice-président de la société des rédacteurs, l'ambiance entre confrères est devenue florentine: «Les news magazines ont longtemps constitué une rente de situation pour certains journalistes. Depuis quelques années, on doit se battre au couteau pour défendre ses sujets. Et c'est de pire en pire.»
Depuis quelques mois, cette famille de presse est en état de siège. Les ventes en kiosques, signe de la vitalité des hebdomadaires d'actualité, sont à la baisse. Au premier trimestre 2013, le décrochage est sévère: –7% pour Le Point, –8% pour L'Express et… –21% pour Marianne. Le Nouvel Observateur affiche quant à lui «une stabilité en hausse», selon son directeur commercial Philippe Menat, avec des ventes au numéro en progression de 3%. En 2012, malgré l'actualité présidentielle et les JO, les news, dont la diffusion était restée relativement stable en 2011 (–0,8%), ont connu une baisse de 2,5% de leur diffusion payée en France.
«Quel que soit le sujet, les ventes en kiosques ne marchent plus aussi bien qu'il y a encore un an [élection de François Hollande]: les bonnes ventes tournaient autour de 100 000 exemplaires, aujourd'hui, ce serait plutôt 80 000», constate Cyrille Duval, PDG du groupe Le Point. «En trente-cinq ans de presse, je n'ai jamais vu ça!», tempête Maurice Szafran, PDG de Marianne. Le cofondateur, aux côtés de Jean-François Kahn, du défunt Evénement du jeudi, pose un diagnostic sans appel: «La famille des news traverse une crise éditoriale. Ce n'est pas un vœu pieux, mais une nécessité absolue: quitte à ce que leurs journalistes pensent contre eux-mêmes, les hebdos doivent effectuer leur révolution copernicienne.»
C'est d'ailleurs une «réinvention» qu'annonçait L'Express (DFP 2012 : 433 031 exemplaires, en baisse de 0,8%, un quart de la diffusion s'effectue en kiosques) dans son invitation aux journalistes, conviés le 14 mai à la présentation de la nouvelle formule de l'hebdomadaire, qui fête ses 60 ans cette année. Ce matin-là, rue de Châteaudun, se posait surtout une lancinante question: à quoi sert un news magazine aujourd'hui? «Nos lecteurs, bombardés d'informations, luttent contre “l'infobésité” et ne se satisfont plus du compte-rendu de la semaine écoulée», estime Christophe Barbier. Selon l'homme à l'écharpe rouge, il s'agit aujourd'hui plus qu'avant de «ne pas courir après l'actualité comme des lapins apeurés». La «jurisprudence cholestérol» a laissé des traces. Le lundi 11 février, L'Express choisit de faire sa une sur la démission du pape Benoît XVI, «une première depuis 800 ans», souligne le directeur de la rédaction. Dans le même temps, Le Nouvel Observateur (DFP 2012: 503 371 ex., à –0,04%, 20% de sa diffusion se faisant dans les kiosques) préfère ne rien changer à l'exposition de son sujet sur les artères des Français, avec une couverture sur «La vérité sur le cholestérol»: ce numéro, inspiré par l'ouvrage éponyme du professeur Philippe Even, se vend à plus de 80 000 exemplaires en kiosques, tandis que L'Express, qui en espère au moins, autant fait un flop, à 68 000 exemplaires. «Cet exemple montre bien que, sur certains événements d'actualité, les lecteurs sont gavés», conclut Christophe Barbier.
Un tiraillement quasi existentiel
«Il faudrait aussi évoquer la "jurisprudence Merah”», estime quant à lui Etienne Gernelle, directeur de la rédaction du Point (DFP 2012: 412 286 ex., +0,9%, un quart de sa diffusion en kiosques). Souvenir amer. En mars 2012, Le Point, qui bénéficie de délais de bouclage plus favorables que ses concurrents, refait sa «une» plusieurs fois, «afin de coller aux soubresauts de l'actualité, de la tuerie à l'école juive de Toulouse le 19 mars à l'assaut du Raid le 22», se souvient Etienne Gernelle. Ces changements de couverture ont un prix. Mais les ventes en kiosques ne seront pas à la hauteur des frais engagés.
Un tournant. Car selon Maurice Szafran, qui avait fait le même choix de couverture que son confrère, le «feuilleton» Merah aurait dû, théoriquement, être du pain bénit. «Il pouvait donner lieu à cinquante éclairages possibles: l'affaire policière, l'antisémitisme, l'intégration, le fanatisme religieux… J'aurais misé ma chemise sur cette une: je pariais sur 130 000 exemplaires.» La réalité se situera bien en-deçà des 100 000. «L'intérêt pour l'affaire Merah a cessé au moment où le terroriste a été abattu», résume le PDG de Marianne, qui vend la moitié de ses exemplaires en kiosques. Moralité: «Aujourd'hui, lorsque François Hollande donne sa conférence à l'Elysée le 16 mai, dans Marianne, on n'en fait rien. C'est mort.»
Les news magazines, condamnés à devenir moins «chauds»? «Cela fait déjà plus de vingt ans que les hebdos ne sont plus le résumé de l'actualité de la semaine», soupire Laurent Joffrin, directeur de la rédaction du Nouvel Observateur, qui a réalisé ses meilleures ventes avec des unes telles que «Le guide des médicaments», «Bipolaires, le mal du siècle» ou le polémique «Mon histoire avec DSK, le récit explosif de l'écrivain Marcela Iacub», au succès mal assumé. Pour autant, selon le journaliste, «on ne peut pas se réfugier dans l'intemporel».
Choisir la grande ou la petite histoire: le tiraillement existe depuis la naissance des news magazines. «Le Nouvel Observateur et L'Express, originellement publiés sur papier journal, passent à une forme magazine en 1964, avec Time pour modèle, et la nécessité de s'adapter à l'émergence d'un nouveau média: la télévision», raconte Claire Blandin, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université Paris Est-Créteil. «La problématique des hebdomadaires a toujours été la complémentarité avec les quotidiens», rappelle quant à lui Christian Delporte, historien des médias à l'université de Versailles-Saint Quentin. Tout comme les news comportaient, dès leur origine, une coloration éminemment politique («L'Express n'a-t-il pas été fondé pour soutenir Pierre Mendès France?», souligne Claire Blandin). Pourtant, les «unes» liées à l'actualité politique ne font, semble-t-il, plus recette. Le «Hollande Bashing» vaut certes encore au Point quelques belles ventes: près de 90 000 exemplaires pour «Pépère est-il toujours à la hauteur?». Mais «Monsieur Faible» de L'Express a péniblement atteint les 63 000 tandis que Marianne (DFP: 234 816 ex., –8,3%, la moitié de sa diffusion s'effectuant dans les kiosques), qui avait touché les sommets avec ses couvertures anti-Sarkozy, est à la peine. «L'histoire de Marianne, et de tous les hebdomadaires d'actualité, a toujours été une histoire politique. La nouveauté, c'est que la désaffection vis-à-vis du politique touche tous les news», estime Maurice Szafran.
Selon Christophe Barbier, «l'ère Hollande est un peu falote, elle manque de personnages romanesques». Pour autant, «la critique politique reste notre vigilance première». Laurent Joffrin ne dit pas autre chose: «L'identité de L'Obs, c'est la politique.» Etienne Gernelle se fait philosophe: «L'appétit pour la politique dépend des cycles d'actualité et la prétendue désaffection des lecteurs ne représente pas un mouvement de fond.»
Réflexion sur le modèle
Rien n'aurait changé, alors? Si les recettes publicitaires des news ont baissé au 1er trimestre 2013, les agences médias leur conservent leur confiance. «Du point de vue du médiaplanning, ils restent incontournables avec un fort contrat de lecture, un public de leaders d'opinion et une périodicité qui permet la multiplication des contacts», remarque Véronique Priou, directrice du pôle presse de Vivaki, pour qui «la baisse des ventes reste très relative» car la baisse du kiosque est compensée par les abonnements. Sophie Renaud, directrice de l'expertise presse de Carat, signale quant à elle que «les annonceurs continuent à suivre. Les news conservent la puissance et une audience qualifiée. S'ils perdent un de ces deux atouts, cela risque de devenir plus compliqué pour eux.»
Pour l'heure, les éditeurs réfléchissent à leur modèle. «Nous repensons notre offre, en nous refusant à nous livrer à une course folle à l'abonnement, qui coûte 180 euros par abonné aux éditeurs», explique Maurice Szafran, de Marianne.Le Nouvel Observateur, qui avait prévu de fusionner son supplément Télé Obs à son hebdomadaire en juin en raison de résultats publicitaires en baisse, a repoussé cette initiative à septembre. «Nous allons adapter notre chemin de fer pour relancer L'Obs», annonce Laurent Joffrin, sans plus de détails. Au Point, on affiche une certaine quiétude. «Il n'est pas question de nouvelle formule. Plutôt d'une évolution permanente», affirme Cyrille Duval, PDG du groupe Le Point. Mais janvier 2014, l'hebdomadaire devrait pourtant voir son patron, Franz-Olivier Giesbert, prendre du champ – comme l'avait fait avant lui Claude Imbert. Le Point pourra-t-il alors rester Le Point sans le maître d'œuvre de ses unes chocs?