Orfèvre dans l'art et la manière de mettre Free sous les feux de la rampe, Xavier Niel est un communicant avisé qui entretient des rapports parfois houleux avec les médias.

"#FreeMobile €19.99/m: #4G 20GB ! 4G4U :-)". Avec ce tweet envoyé le 3 décembre à 8h47 aux plus de 80 000 followers du compte @Xavier75, le fondateur de Free a encore provoqué un emballement médiatique. Aussitôt après, la maison-mère Iliad a expliqué que « Free inclut la 4G dans son forfait mobile (...) à un prix inchangé et toujours sans engagement » avec « le volume de données le plus élevé du marché ». En 35 caractères, Xavier Niel renouait ainsi avec une communication qui a fait son succès depuis dix ans, et surtout depuis le 10 janvier 2012, date de son entrée dans la téléphonie mobile. Le souvenir de ce show à l'américaine est resté vivace chez les 400 journalistes présents, alors qualifié de « pigeons ». Déambulant sur scène en chemise avec un micro HF, l'homme le plus influent de France selon GQ de cette année-là, s'est imposé en cassant les tarifs.

 

Moins de deux ans et 7,4 millions de clients mobiles plus tard, il pousse encore les opérateurs concurrents à réagir, son annonce ayant fait chuter brusquement leur valorisation en Bourse. Orange dénonce « un coup de com ». Les ministres Arnaud Montebourg (Redressement productif) et Fleur Pellerin (Economie numérique) qualifient l'annonce de « pari audacieux et risqué (...) alors que son réseau reste en construction ». Toutefois, la stratégie de Xavier Niel a encore fonctionné. A trois semaines des fêtes de fin d'année, il a imposé son entreprise à la Une de l'actualité. Et s'est assuré un succès marketing: Bouygues Telecom annonçait quelques jours plus tard l'extension de la 4G à tous ses forfaits, sans surcoût.

 

« Xavier Niel prend des positions qui débordent du secteur dans lequel il opère, analyse Pierre-Yves Frelaux, président de TBWA Corporate. A chaque fois, il donne le tempo, change les règles du jeu, oblige les autres à réagir. » A l'instar d'un Michel-Edouard Leclerc, il mène des combats sur le pouvoir d'achat. Sauf qu'« il a un côté plus rock & roll et n'est pas un héritier, remarque Jean-Christophe Alquier, dirigeant d'Alquier Communication. Il est à lui seul un vrai showroom de la nouvelle économie, en s'étant enrichi très vite et en se montrant d'une incroyable modernité ». Et, comme Richard Branson, il se positionne contre l'establishment, l'ordre établi. L'abonnement à Free ?  Presque un engagement. « On manifeste dans l'acte de consommation une marginalité, comme avec Apple », poursuit-il.

 

Le comportement et le discours de Xavier Niel sont donc en cohérence avec son business de rupture. « Il s'agit du triptyque gagnant de ces vingt dernières années que seules quelques entreprises ont réussi à mettre en place », affirme Pierre-Yves Frelaux. Un constat partagé par Jean-Christophe Alquier. Il incarne parfaitement, selon lui,  la formule de Giedon Rachman, du Financial Times, au sujet de Barack Obama : « The man is the message ».

 

Ces différents éléments suffisent-ils à expliquer la relative bienveillance dont bénéficie Xavier Niel chez les journalistes ? Il n'est sans doute pas anodin que sa sphère d'influence ne se limite pas à la téléphonie mais déborde sur les médias. Coactionnaire avec Pierre Bergé et Matthieu Pigasse du groupe Le Monde depuis 2010, l'entrepreneur était ainsi présenté fin novembre 2013 comme un repreneur éventuel des magazines mis en vente par Lagardère. Rien de surprenant pour Louis Dreyfus, président du directoire du Monde: « Il voit passer beaucoup de choses. Les banques en charge de cession ont intérêt à faire fuiter le nom d'un des rares investisseurs solvables aujourd'hui ». Quant à Claude Perdriel, il appelait de ses vœux le 9 décembre dernier « un industriel amoureux de la presse » en citant nommément Xavier Niel comme possible repreneur du Nouvel Observateur.

 

Propriétaire de journaux, l'homme n'en entretient pas moins des relations très paradoxales avec les plumitifs. On est avec ou contre lui. Pour Jamal Henni, successivement journaliste aux Echos, à La Tribune et à BFM Business, qui suit Free depuis plus d'une décennie, « s'il aime bien, il répond directement, simplement. S'il n'aime pas ce qui est écrit, il le dit franchement à l'intéressé et il attaque directement en diffamation. » Une arme qu'il n'a pas hésité à sortir contre la journaliste des Echos, Solweig Godeluck, en novembre 2012, mécontent de la reprise dans le quotidien économique d'un commentaire de Bouygues Telecom.

 

Cette plainte traduit « une volonté d'intimidation, face à un traitement nuancé qu'il ne supporte pas », estime-t-on dans la rédaction. Pourtant le patron de Free expliquait le 21 novembre dernier dans l'émission « Complément d'enquête », sur France 2, « adorer qu'on vienne (le) titiller ». En précisant que « les médias ne s'en privent pas » et n'avoir « jamais eu une presse très sympathique avec (lui). » Cela n'a pas empêché son avocat de se plaindre cinq jours plus tard par courrier au PDG de France Télévisions de la diffusion d'informations privées dans le reportage que cette émission lui consacrait.

 

Au Monde, on assure que la relation avec cet actionnaire, qui est aussi un sujet potentiel d'articles, n'est pas problématique. « Des trois principaux actionnaires, il est le seul à n'avoir jamais exprimé un avis sur les contenus », note Gilles Van Kote, vice-président du Conseil de surveillance et délégué du pôle d'indépendance, qui réunit les actionnaires minoritaires. Il admet toutefois qu'« écrire sur son actionnaire présente un double risque »: pour le journaliste, qui a forcément cet élément dans un coin de la tête; pour l'actionnaire, car le journaliste peut aussi vouloir faire la démonstration de son indépendance. «Mais il vaut mieux avoir un Niel qu'un Dassault dans son capital », estime-t-il.

 

Ainsi, Xavier Niel n'a pas réagi à la parution en mai 2012 d'un article peu favorable sur les conditions de travail chez Free. Trop heureux de démontrer qu'il respectait à la lettre la souveraineté de la rédaction ? « Il a conscience qu'une intervention dégraderait son image et celle d'indépendance du journal, estime Louis Dreyfus. Il n'est pas dans la logique de ceux qui, il y a vingt ans, s'achetaient un statut avec Le Monde. » Néanmoins, être dans le quotidien de référence peut donner une stature à cet iconoclaste. « Il m'a dit que les portes des ministères s'ouvraient maintenant en 48 heures, raconte Gilles Van Kote. Avant, il fallait plusieurs jours ». Mais pour le président du directoire, « Xavier est dans une logique d'entrepreneur qui veut transformerLe Mondepour assurer son indépendance ; et il juge important d'avoir des contre-pouvoirs, des médias indépendants. »

 

Il met en œuvre cette volonté depuis plusieurs années en investissant via sa holding NJJ Presse dans divers sites d'information, de Médiapart à Causeur, en passant par Backchich ou Atlantico. En janvier 2011, il confiait avoir déjà investi dans une vingtaine.  Le 7 novembre dernier, il entrait encore dans le capital de Marsactu. « Je ne le connais pas et ne l'ai jamais vu, relate Pierre Boucaud, fondateur du site marseillais. Je l'ai contacté par mail, nous avons eu ensuite plusieurs échanges sur le business plan puis il m'a donné son accord en 48 heures. » Avec une règle : il n'injecte pas plus d'un tiers du capital car « il est là pour aider au développement mais pas pour contrôler », précise Pierre Boucaud.

 

Au Figaro, un journaliste estime que les sites d’info lui sont utiles pour bénéficier de l’appui de la blogosphère en cas de mauvaise presse : «On a été surpris de voir en janvier 2012 qu’un de nos papiers expliquant que le réseau Free Mobile ne fonctionnait pas, selon ses concurrents, avait été très attaqué sur Internet. Et puis, on s’est dit, c’est normal, ça vient des sites où Niel a pris des “tickets”».

 

Reste que, lorsqu'ils parlent de Xavier Niel, pour accompagner le lancement de son école internet 42 ou son offensive dans la 4 G, les médias sont rarement critiques. Médiapart, qui avait publié en janvier 2013 « Les secrets bien gardés de Xavier Niel » en six épisodes, revenait sur des pans d'une biographie que l'on ne voit plus trop dans les portraits : son activité jusqu'en 1998 dans le minitel rose ; sa mise en examen pour proxénétisme aggravé en 2004 et son mois de détention provisoire, qui aboutissent à un non-lieu ; sa condamnation à deux ans de prison avec sursis et 250 000 euros d'amende en 2006 pour recel d'abus de bien sociaux. Par peur de poursuite ? Par tolérance de faits passés et déjà jugés ? Ou par refus d'assombrir la légende d'un généreux faiseur d'histoires pour journalistes ?

 

(Encadré 1)

 

Dépenser moins pour gagner plus
Sur le plan des dépenses publicitaires, Free est de loin moins généreux que ses concurrents, avec 75,3 millions d'euros bruts investis sur les dix premiers mois de l'année, contre 227,9 millions pour Orange, 193,1 millions pour SFR et 188,8 millions pour Bouygues Telecom, selon Kantar Media. Même si la marque a accru ses dépenses de plus de 16% par rapport à janvier-octobre 2011, tandis que les autres opérateurs les réduisaient ou les maintenaient, cela n'empêche pas une maîtrise drastique. Une partie des investissements pour la promotion de Free Mobile a été prélevée sur ceux auparavant utilisés pour la Box.

 

(Encadré 2)

Plus de bruit
Le challenger Free peut compter sur les talents de stratège en communication de son Pdg pour faire parler de lui. Selon la mesure d'impact médiatique de Kantar Media, « le lancement de Free Mobile en janvier 2012 avait généré 870 UBM (Unité de bruit médiatique), soit quasiment l'équivalent de huit mois de médiatisation standard du groupe télécom. » Entre janvier et septembre de cette année, ce dernier est le deuxième acteur du marché, chaque Français ayant entendu parler dix fois de Free et au moins une fois par mois sur cette période. Des prises de parole générées par le blocage des publicités sur Internet, le lancement de l'école 42 et l'annonce d'un méga-incubateur pour start-up. Et avant l'annonce de la 4G, qui devrait enregistrer une explosion médiatique sur décembre.


Free en chiffres

6 500 salariés
13 millions de clients (Freemobile et Freebox)
3,1 milliards de chiffre d'affaires

7,4 millions de clients mobiles (Orange : 26,8 millions, SFR : 21,2 millions
Bouygues :11,1 millions)

(chiffres 2012)

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