Presse
Louis Dreyfus est le patron du groupe Le Monde et le président de la Coopérative des quotidiens à Presstalis, Rolf Heinz est le président de Prisma Media et un poids lourd de la Coopérative des magazines. Ensemble, à la demande de Stratégies, ils ont dialogué pendant une heure sur les conséquences de la crise et l'avenir de la presse écrite.

Face à la crise de Presstalis, placée le 15 mai en redressement judiciaire, quotidiens et magazines n'ont pas trouvé d'entente pour l'instant. Pensez-vous y parvenir ?
Louis Dreyfus. Préserver la distribution de la presse doit être notre objectif commun. La Coopérative des quotidiens [CDQ] va présenter le détail de son projet industriel qui a vocation à accueillir les groupes magazines. Les barèmes proposés seront similaires aux barèmes MLP. Les créances des quotidiens et magazines seront entièrement sécurisées. Une comptabilité analytique sera distincte entre quotidiens et magazines pour que les uns n'aient pas l'impression de payer pour la distribution des autres. La période d'observation de deux mois qui s'ouvre va permettre d'enrichir ce projet.
Rolf Heinz. Nous avons un objectif partagé de préservation de la distribution de la presse sans disruption et cela sur le long terme. Le mieux serait de créer une filière unique qui inclut toutes les parties prenantes, y compris Presstalis et MLP, les dépositaires et les marchands de presse. Il faudrait voir si l'on peut enrichir le projet décrit par Louis pour définir ce projet « filière unique » pérenne, qui donne les meilleures garanties sur un plan économique, social et opérationnel pour fonctionner en dépit d'un marché en décroissance structurelle. C'est notre défi. 
 
Quel bilan chiffré dressez-vous de cette période de confinement ?
L.D. Elle s'est traduite par une croissance très forte de notre audience. Alors que 85 % des points de ventes étaient ouverts, Le Monde a augmenté ses ventes de 9 %, L'Obs, de 20 % et Courrier International, de 110 % en kiosques. Nous avons recruté 110 000 abonnés numériques pour le premier trimestre, soit 318 000 abonnés pur numérique au 15 mai pour Le Monde. Pendant le confinement, le rythme de recrutement a été multiplié par trois. Depuis le déconfinement, il demeure deux fois supérieur à la normale.
R.H. Nous avons une très forte augmentation de nos audiences digitales. Nous affichons un triple leadership avec 9 millions de visiteurs uniques quotidiens, 27 millions par mois sur le mobile et 30 millions par mois sur la vidéo. En mars, cette audience a crû de 44 %. Femme Actuelle, Voici, Gala, Oh my Mag ont affiché 270 millions de visites en mars. Gala et Femme Actuelle ont presque doublé leur trafic. Nous avons 600 millions de vidéos vues en mars, soit +50 % sur un an. C'est un nouveau record.
Pour le print, nous avons doublé nos abonnements par e-commerce en avril. Sur les marques premium (Geo, Capital, National Geographic, Harvard Business Review), nous avons augmenté de 50 % nos recrutements d'abonnés. Côté kiosques, après la fermeture des Relay dans les gares et les aéroports, qui sont des points de vente importants pour nous, notre baisse équivaut à leur taux de fermeture. À la suite de la stratégie de renouvellement, extension de marques et de valeur avec l'augmentation du prix de vente au numéro depuis deux ans, nous avions une stabilité de nos revenus pour la vente au numéro papier dans un marché qui affiche -5 %. Mais nous sommes face à une baisse actuellement.
 
Et côté régie ?
R.H. Le chiffre d'affaires publicitaire est réellement en chute depuis le confinement, après deux ans de croissance publicitaire dont +4 % en 2019. Jusqu'à mi-mars, cette croissance avait continué, boostée par nos revenus publicitaires digitaux qui affichent entre +20 % et 30 %. Ces résultats digitaux surcompensent aujourd'hui la décroissance de nos revenus print, normalement autour de -9 %. Depuis le confinement, la baisse sur le digital est d'un tiers et sur le papier, de 50 %. L'ensemble de la profession a d'ailleurs créé une alliance pour demander un crédit d'impôt pour les annonceurs afin de soutenir la reprise économique. 
L.D. Pour la régie, les ordres se sont arrêtés dès le début du confinement et il y a eu beaucoup d'annulations. Globalement, sur la période, on a une baisse d'un tiers de notre chiffre d'affaires publicitaire. Seul le programmatique augmente de 14 %. On craint une baisse durable. Avec le « journal des soignants » [Journal de crise des blouses blanches], on a monté une belle opération qui nous a permis de lever 240 000 euros reversés intégralement à la Fondation de France. Mais on assiste à un vrai ressac publicitaire, qui semble durable.  


Quelle stratégie déployez-vous pour garder ces lecteurs, sur le digital notamment ? 
L.D. Nos équipes du marketing abonnement vont suivre spécifiquement la consommation des contenus de ces nouveaux abonnés. Elles mettent en avant la richesse de notre offre avec des sélections éditoriales de nos enquêtes, de certains sujets et le développement de nos podcasts, pour Le Monde notamment. Et plus globalement, dès début juin, nous allons proposer aux lecteurs non abonnés de nouvelles offres tarifaires avec des propositions multicomptes et familles, et des offres déclinées selon le nombre et le type de contenus souhaité. 
R.H. Nous avons proposé la version numérique offerte aux abonnés et il est possible que nous la pérennisions. Nous avons lancé « Elisa », un kiosque numérique qui propose l’ensemble de nos titres à 9,90 euros. Nous avons aussi une offre à -70 % pour la vente de nos titres au numéro. 
 
Après une ère d’hyperdigitalisation, la presse fait-elle figure de valeur refuge pendant cette période ?
L.D. Un signe important a été l'inscription par les pouvoirs publics de la presse comme bien de première nécessité, ce qui a impliqué le maintien de l'ouverture des points de vente. Tous les quotidiens d’information politique et générale ont d’ailleurs maintenu leur parution, sans baisser leur tirage et en étant présents dans un maximum de points de vente. Un choix salué par le public qui a été au rendez-vous.
R.H. La presse a effectivement montré toute sa valeur. C'est le ciment d'un pays avec la complémentarité entre les quotidiens et les magazines qui font société et tissent du lien. 
 
Ne regrettez-vous pas d'avoir suspendu en avril la parution hebdomadaire de Voici ?
R.H. Non, et c'est une exception dans tout notre portefeuille. Cette décision a été prise à la suite de la chute de la publicité et de la fermeture de points de ventes. Nous avons juste laissé le spécial mode en kiosque pendant quatre semaines pour nous concentrer sur la relance du titre en juin.
 
On apprend toujours plus des périodes difficiles. Qu'est-ce que cette crise vous a enseigné?
R.H. Comment on peut être en proximité et en confiance même à distance. Notre priorité a été de préserver la santé de nos collaborateurs et de leurs proches. Nous avons mis quasiment toute l'entreprise en télétravail en une semaine. Le lundi 16 mars, nous étions 80% en télétravail et la semaine suivante 100%. Notre seconde priorité a été la continuation de nos publications. Les équipes se sont adaptées avec beaucoup d'engagement. Nous avons poursuivi nos activités 7 jours sur 7, notamment sur le digital, tout en étant chacun chez soi, à la maison. C'est un nouveau mode de travail. Avoir vu la rapidité et l'adaptation de nos organisations a été une leçon pour moi. Cela nécessite un management différent. La communication et l'écoute sont encore plus importantes pour coopérer étroitement et garder les liens. Nous l'avons fait au sein de chaque équipe via des points quotidiens en visioconférence. Les réunions des 200 managers de l'entreprise se réalisent aussi en visio. Nous avons même organisé une réunion des 800 collaborateurs de l'entreprise en streaming live. 
 

 

Rolf Heinz, vous managez Prisma Media depuis la Lombardie, où vous êtes encore confiné...
R.H Je vois effectivement le Mont Blanc de là où je vous parle. Côté italien. Ma famille est restée bloquée en vallée d'Aoste pendant les vacances scolaires de mars. Depuis, je travaille d'ici. Plus globalement, notre entreprise reste en télétravail jusqu'à fin août, même si les équipes peuvent faire des productions vidéo ou de mode sur site. Mais ce sont des exceptions. 

 

Et au sein du groupe Le Monde, comment vous organisez-vous ?
L.D. Je voudrais saluer la réactivité des équipes. Avec Jérôme Fenoglio (directeur du Monde), dès le 12 mars, nous avons demandé à l'ensemble des équipes de se mettre en télétravail. Dès le lendemain, elles l'étaient, grâce au service informatique. Le double constat, c'est que cela peut être fait. Pour autant, nombreux sont ceux qui souhaitent, et je les comprends, que notre collectif ne soit plus exclusivement animé par le biais de visioconférences, aussi perfectionnées soient elles. Nos salariés aspirent aussi à se retrouver. A partir du 25 mai, même si le télétravail restera la règle jusqu'en septembre, les équipes pourront revenir sur la base du volontariat et avec des règles sanitaires strictes. Dans un premier temps, jusqu'au 15 juin, nous avons fixé notre capacité d'accueil à un maximum de 25% des effectifs.

 

Ce déconfinement intervient en plein déménagement pour le quotidien et les magazines du groupe...
Il est particulier pour le groupe puisque les 1600 salariés s'installent dans un nouveau lieu que nous avons construit. Tous serons accueillis à partir du 25 mai dans ce bâtiment de 23.000 M2 construit par le cabinet d'architectes norvégien Snohetta près de la gare d’Austerlitz. Cela va forcément nous inviter à réinventer des façons de travailler ensemble et de faire vivre la collégialité. Le monde ne sera pas identique après ces deux mois de confinement, et pour nous aussi, désormais installés dans ce nouveau lieu qui est assez magnifique. 
Cette crise a aussi permis de voir l'appétence de nos lecteurs pour nos publications. Si Le Monde a triplé son nombre quotidien d'abonnés numériques, c'est aussi vrai de Courrier International, de Télérama et de L'Obs. Avoir investi dans les rédactions, avec 450 journalistes au sein du quotidien aujourd'hui contre 310 quand je suis arrivé à la tête de ce groupe en 2010, permet d'avoir une couverture quasi-exhaustif de la crise quelques soient les angles, les thématiques et les pays. 

 

Quelle est votre stratégie pour aborder le monde d’après ? 
R.H. Il y aura encore plus d’opportunités pour inventer des nouveaux business, médias ou services suite aux nouveaux besoins qui émergent. Les grands axes de transformation ne sont pas remis en question. Prisma était un éditeur de presse magazine, il est devenu un groupe coleader dans tous les médias papiers et numériques en une décennie. Cette transformation continuera. Aujourd’hui, nous développons l’audio et le podcast. Nous allons créer un nouveau business complémentaire à nos cœurs de métiers médias : celui de services et d’événements payants pour les consommateurs. Nous avons lancé deux incubateurs pour développer des projets en mode agile destinés. On développe par exemple un coaching nutritionnel personnalisé avec une base de données alimentaire de plus de 100.000 produits.
L.D. Les entreprises qui ont des valeurs claires sortiront renforcées de cette période de crise et notamment celles qui placent l’humain au centre de leur réflexion. Et je pense que le groupe Le Monde pourra se redéployer. Quand je vois la capacité de Courrier International à décrire ce choc planétaire ou de Télérama et des équipes menées par Fabienne Pascaud à s’engager au côté des acteurs de la culture pour trouver des solutions qui préserve ce milieu et son offre, je me dis que notre groupe a de toutes les raisons d’avoir une place centrale dans ce monde d’après. Mais il va falloir dégager des moyens pour poursuivre la stratégie d’innovation et d’investissements.


Pensez-vous qu’être vaste groupe média avec de nombreux collaborateurs et une pléiade de titres comme les vôtres soit un atout dans une époque où l’agilité est de mise ?
L.D. Nous sommes un groupe mais d’abord une fédération d’entités. Nous essayons que chaque rédaction garde une indépendance absolue, et son agilité. Le Huffington Post avec 30 journalistes côtoie Le Monde qui en compte 450 et Télérama 130. Chacun garde son autonomie. Mais appartenir à un groupe permet une stratégie d’investissement. Chaque entité peut bénéficier de l’excellence des savoir-faire de chacune de nos branches. La réussite en termes d’abonnements numériques du Monde a clairement profité à Courrier international qui détient avec 55.000 abonnés numériques le plus gros portefeuille magazine en France. Et parallèlement, nous veillons à ne pas perdre l’agilité de chacune des sociétés éditrices. 
R.H Je vois des similitudes avec Prisma Média. Ce qui est très fort, c’est de pouvoir marier la puissance avec le sur-mesure, la diversité avec le transversal en termes de capacité. C’est notamment le travail que parvient à faire notre régie, en s’adaptant à des titres prémium comme National Geographic et d’autres très populaires comme Femme Actuelle. La transversalité en termes de reach, de data, de production est forcément un avantage concurrentiel. 
 
 

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