Stratégies Les 50
Elle fera la part belle au « déjà-là », aux circuits courts et aux tiers-lieux… Six experts dessinent le portrait de la ville de demain. Quitte à bousculer certaines idées reçues.

Télétravail, livraisons à domicile ultrarapides, repli sur le cocon familial, «binge-watching» de séries télévisées, «archipellisation» de la société, vie parallèle dans les métavers, fuite des Parisiens vers la province, alertes à la pollution au cœur des centres urbains : dans le fameux «monde d’après», les villes seront-elles toujours désirables ? Avons-nous, aurons-nous, toujours le désir d’aller flâner dans la rue, quand, installés depuis un confortable canapé dans notre petite bulle personnelle, le monde entier viendra à nous, grâce à la magie du numérique ? Si l’on tire les lignes de multiples tendances actuelles, le sort de la ville paraît jeté, et l’on pourrait croire que les fonctions urbaines de carrefour commercial, de rencontre physique, de création de lien social et d’échange d’idées et d’informations ne perdureront pas. Si l’agora devient numérique, alors la ville de 2050 pourrait bien être un métavers, l’un de ces mondes parallèles numériques que la science-fiction se plaît à nous décrire depuis une quarantaine d’années.

«La ville de 2050 est déjà là à 85 %.» Pourtant, l’architecte-urbaniste William Pesson aime rappeler le proverbe médiéval allemand, «l’air de la ville rend libre […]». Il ajoute : «la ville restera demain le lieu de sociabilité par excellence. La ville est avant tout lieu d’échange. Il est rare qu’une ville réponde à un simple besoin. Parfois ce fut le cas, pour les villes placées sur la route de la soie ou certaines villes coloniales, mais on les retrouve souvent aujourd’hui sous le sable.»

Le besoin de collectif et de rencontres physiques restera saillant, en témoigne l’assaut des terrasses de restaurants et cafés ces deux derniers étés. Autour de mobiliers urbains, de signes et lieux spécifiques, les liens continuent de se tisser. «J’ai envie de parler des arrêts de bus : je travaille actuellement sur un quartier populaire de la ville à Angers, j’observe que l’arrêt de bus est parfois un des rares lieux de sociabilité», explique l’architecte et maîtresse de conférences Anne Labroille. Selon elle, «la ville de 2050 est déjà là à 85 %. Elle est à repenser, certes, mais il y a beaucoup d’éléments à réaménager en prenant en compte le déjà-là». Cela semble moins excitant que les récits futuristes de villes numériques et automatisées ? Et pourtant, dans ces 15 % appelés à surgir, c’est un tout nouveau mode de vie qui apparaîtra. L’architecte Christian Biecher raconte que «ce qui va constituer la ville de demain, c’est une ville qui préfère les circuits courts aux supermarchés, les modes doux aux durs, les arbres aux climatiseurs. Aujourd’hui on répare les dégâts de la ville moderne. Parfois excessive, hygiéniste, fonctionnaliste qui a substitué la voiture à l’espace public…».

Le végétal va remplacer le minéral

Cette ville avait été coupée de larges rues pour accueillir les voitures. Elle avait été séparée en aires fonctionnelles, destinées au boulot ou au dodo, à la consommation ou au loisir, reliées par de vastes artères dédiées à une circulation rapide. Elle s’était minéralisée et couverte d’acier. Pour les trois architectes interrogés, la ville de demain verra le minéral reculer au profit du végétal. L’évapotranspiration trouvera sa place et permettra la création d’îlots de fraîcheur. Surtout, tous ont fait l’éloge d’une ville où les circuits seraient beaucoup plus courts. La micro-ville, le micro-quartier viendra questionner la ville fonctionnaliste du xixe siècle, où la voiture structure une urbanisation autour de zones de spécialisation. Pour Maxime Ranchin, chef de projet climat chez Toovalu, cabinet de conseil environnemental, «les zones à faibles émissions (dites ZFE) vont se multiplier dans les centres-villes.» Mais cela induit de repenser le logement, les mobilités, les fonctionnalités des lieux de socialisation et la place du digital dans nos existences.

Le numérique au service du lien. Car le numérique, bien loin de seulement virtualiser la ville dans des métavers futuristes, sera le principal outil de réinvention de cette ville génératrice de liens et capable de faciliter la vie de ses habitants. «Le digital est un outil, qui va révéler, permettre, renforcer ce qui est déjà, et ce dont on a envie», expose Marjolaine Grondin, à la tête de Jam, chatbot conversationnel spécialisé dans l’étude des 15-25 ans. «Au début, on ne se rend pas forcément compte qu’acheter un bouquin en un clic ce n’est pas l’idéal. Puis quelques années plus tard, on se dit : je n’ai pas envie que mon libraire disparaisse. Ah le livre n’est pas livré en 24 heures ? Il n’a pas le livre que je cherchais ? Ce n’est pas grave. Au nom de mes valeurs, je renonce à l’instantanéité.»

Le numérique n’est en tout cas pas la solution miracle. L’architecte-designeuse Patricia Bastard, associée chez Yellow Window, agence spécialisée dans le design de mobilité, souhaite interroger «le numérique qui a bouleversé nos façons de travailler, à un moment donné on a trop fait via le numérique. Il y a besoin de trouver un équilibre». Car c’est «une technologie, un moyen et non une finalité. On ne fait pas société par le numérique. La ville numérique ne peut pas se faire sans les gens, elle doit se faire avec eux».

Créer du lien

En réalité, la technologie peut apporter des solutions nouvelles qui créent du lien. «Je travaille actuellement sur un projet rue Ordener à Paris, souligne l’architecte Christian Biecher, on va y installer 200 artisans sous la forme d’un incubateur de créateurs industriels avec cette exigence de construire la ville de demain sur son ADN. Sans le numérique, ce genre de structure n’existerait pas». C’est tout un ensemble de nouveaux services, pour protéger, informer, partager, qui se développent grâce au numérique. Un exemple : la start-up TooGoodToGo permet d’informer les passants des invendus périssables en vente dans les boutiques alentours. Un autre : l’abri voyageur peut servir de point d’alerte, de lieu d’information sur les services urbains ou plus prosaïquement permettre de recharger son téléphone.

Anne Labroille précise : «C’est ce que je trouve vraiment intéressant dans du mobilier urbain, quand il est parfois détourné. Un banc peut devenir une table, un lieu de rencontre… Le serviciel vient aussi enrichir ces fonctionnalités. Faire de ces abris des lieux d’alerte par exemple, peut renforcer le sentiment de sécurité.» Avec un dénominateur commun, l’utilité, les supports de la communication extérieure permettront toujours demain de porter à la connaissance de chacun les informations locales d’intérêt. Comme le dit Patricia Bastard, «la communication extérieure est un média qui parle à tous, qui peut porter une information locale source d’amélioration du quotidien».

Une «ville-rencontre» faite de micro-quartiers et de tiers-lieux. C’est bien de local voire de micro-local que l’on doit parler quand on évoque la ville de 2050. À l’inverse de ces grandes séparations spatiales entre pôles urbains aux fonctions distinctes, la ville de 2050 sera un regroupement de petites unités urbaines mélangées, mixtes, qui ne nécessiteront plus de déployer des moyens de mobilité drastiques pour profiter des services urbains. Pour Marjolaine Grondin, les confinements et restrictions de déplacement ont été un déclic. Elle a vu son quartier s’animer et en tire une conviction : «Il faut penser la ville à l’échelle du quartier. Il faut éviter que son quartier ne devienne une simple plateforme transactionnelle sans âme.»

Refus de la segmentation

À l’échelle micro-locale, le tiers-lieu, espace multifonctionnel où l’on peut travailler, socialiser autour d’un café ou assister à une activité culturelle variée, devient le symbole de cette ville qui refuse la segmentation. Anne Labroille note : «Cinéma, théâtre, café… Pour des raisons économiques notamment, on les dissocie. Mais on doit réfléchir à leur hybridation. Ils deviennent des lieux référents dans un espace et peuvent accueillir une succession d’usages. Je crois beaucoup en cette série de lieux qui vont essaimer.» Patricia Bastard abonde : «À propos de mutualisation, on peut espérer voir se multiplier les petits espaces de coworking qui permettront d’éviter de perdre 1 h 30 en transports pour mieux rencontrer des gens autour de soi, ils luttent contre l’isolement […] pour être désirable, la ville de demain devra être inclusive et permettre à chacun d’y trouver sa place, peu importe le genre, le handicap ou l’âge.» La ville de 2050 sera donc ouverte à tous et ses lieux, agiles et mixtes. C’est par cette fonction de carrefour qu’elle continuera de trouver tout son sens. «La densité, c’est le sel de la mixité sociale. Sans densité, c’est l’entre-soi», dit Christian Biecher.

La ville de 2050, si elle sera bien numérique, ne sera pas pour autant virtuelle. Elle produira davantage de lien et d’expérience pour ses habitants. On y perdra moins de temps à rejoindre une destination car les fonctions seront plus rapprochées et parfois fusionnées en un même lieu. L’hypermobilité y sera moins prégnante, elle laissera davantage de place au végétal et à la mobilité douce. Cette ville du futur est déjà présente dans nos vies par petites touches, dans certains îlots, grâce à des mobiliers ou des tiers-lieux innovants. Elle favorise les rencontres et le lien entre les individus. La ville de demain sera fonctionnelle, végétale, plus lente et apaisée, mais restera par excellence le lieu de socialisation.

 

Retrouvez un extrait de ces entretiens en vidéo ci-dessous.

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.