Médias

L’Afrique francophone est le théâtre d’une « guerre informationnelle » où se mêlent fake news, discours de haine et manipulations. Des régulateurs africains, réunis à l’Unesco, ont tiré la sonnette d’alarme.

Ce sont des images qui se partagent sur Facebook ou Twitter. On y voit des soldats français prétendument en train de livrer des armes à des djihadistes au Mali. En réalité, derrière les faux comptes ou les faux médias qui alimentent cette désinformation (un détournement d’images AP), les autorités françaises voient la main de la propagande russe ou tout au moins l’influence du groupe Wagner, qui active à la fois des milices et des fermes à trolls en Afrique. Quelques semaines plus tôt, le 1er octobre, ce sont des vidéos de manifestants brandissant le drapeau russe qui ont circulé au Burkina Faso voisin : on les voyait tenter de mettre le feu à l’ambassade de France à Ouagadougou ou jeter des pierres sur un institut français. Un rassemblement qui a coïncidé avec une salve de posts, de tweets ou d’images YouTube tendant à faire croire à une forte contestation populaire contre la France, quelques jours après le putsch du capitaine Ibrahim Traoré, plus enclin à accepter l’appui de Wagner.

La France n’est pas la seule à s’inquiéter de ces opérations de déstabilisation. Babacar Diagne, président du conseil national de régulation de l’audiovisuel du Sénégal et régulateur de huit pays d’Afrique de l’Ouest en tant président de la Pruemoa [Plateforme des régulateurs de l’audiovisuel des pays membres de l’UEMOA], dénonce lui aussi « une opération ciblée contre la France » derrière laquelle il voit les intérêts russes. « On a vu se diffuser une photo avec des motos qui seraient offertes par la France aux djihadistes. C’était complètement faux mais ça a fait beaucoup de mal. Il s’agissait d’affaiblir des pays dont la stabilité ne tient qu’à un fil et où les islamistes occupent 40 voire 70 % du territoire. On ferme les yeux, on ne devrait pas », déclare-t-il à Stratégies, en marge d’une conférence des régulateurs francophones à l’Unesco (Refram).

À cette occasion, Meta, Google et Twitter avaient dépêché leurs directeurs des affaires publiques en France. Ce qu’ils ont entendu témoigne du désarroi dans laquelle sont laissées les populations africaines face aux messages de haine et aux fake news qui circulent sur leurs réseaux. « Facebook et YouTube sont deux grandes entreprises qui font du mal, a lâché Sani Kabir, président du Conseil supérieur de la communication du Niger. Ce sont des assassinats qui se font en direct. Est-ce que vous avez conscience que ce sont des tragédies ? Les fake news, on n’a même pas le temps de les vérifier devant les effets immédiats qu’elles provoquent. » Mais en l’absence de représentants sur place de ces plateformes, nul ne sait vers qui engager la responsabilité civile ou pénale. « Qu’est-ce que ça vous coûte d’avoir cinq bureaux en Afrique de l’Ouest ? », a-t-il ajouté. Son homologue du Burundi abonde : « À chaque fois qu’on veut réguler les discours de haine sur ces plateformes, elles sont intouchables. »

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Latifa Akharbach, présidente de la Haute autorité de la communication audiovisuelle du Maroc, rappelle que Meta n’a aucun bureau en Afrique francophone et seulement deux sur le continent (Nigéria et Afrique du Sud) malgré 271 millions d’utilisateurs. Google en compte six mais un seul dans la zone francophone, au Sénégal. « La génération Z mériterait un nouveau modèle de régulation qui protège la société sans contraindre la liberté », dit-elle. Pour elle, « il ne faut pas diaboliser les plateformes qui ouvrent des espaces d’expression directe et de transmission des connaissances », mais il est nécessaire d’apporter « une réponse africaine » à la problématique des contenus indésirables. La maîtrise des données rend cette mission d'autant plus incontournable que ces géants ont les moyens de contrôler l'exposition des différentes communautés à ces contenus.

Au Sénégal, Babacar Diagne raconte que Meta a dû envoyer un émissaire de Dubaï pour aborder la question de la régulation à Dakar où on trouve une « cybercriminalité très importante ». La géolocalisation a permis d’appréhender les coupables mais pour lutter contre « des sabotages, des vidéos fabriquées » en vue de l’importation du djihadisme, il faut compter sur les confréries musulmanes jalouses de leur souveraineté. En Tunisie, Nouri Lajmi, président de la Haute autorité de la communication audiovisuelle, souligne qu’il est « très difficile de concrétiser avec Facebook pour lutter contre la haine en ligne car elle ne traite pas avec des agences jugées gouvernementales ». Seul un rapport de force, comme l’a fait l’Union européenne avec le Digital Services Act, est en mesure de changer la donne. D’où l’importance de s’inspirer de la réglementation européenne, qui prévoit transparence et obligation de moyens. Une autorité supranationale comme le réseau francophone de régulation des médias (Refram) peut être un outil pour parler d’une seule voix.

Du côté des géants américains, Anton'Maria Battesti, director of public policy France, fait valoir pour Meta que « ce n’est jamais neutre d’ouvrir une plateforme et de permettre l’accès à des données personnelles ». Laisser la possibilité à un régulateur lié à un État de s’immiscer dans les API peut mettre à mal la liberté d’expression. Mais ajoute-t-il, « un réseau social ne peut vivre sans ses utilisateurs. Si les gens se sentent en insécurité, s’ils pensent que c’est une poubelle, ils partiront ». Une réponse ultralibérale qui ne craint pas l’amende en Europe : « Si les sanctions ne sont pas assez fortes, mettez le paquet ! » Google, qui regarde de près la campagne de désinformation récente au Burkina Faso, relève par la voix de Benoît Tabaka, secrétaire général à Google France, que l’impact d’un propos dans un pays n’aura pas le même poids chez son voisin. La plateforme utilise les robots pour filtrer les contenus violents – comme des « scènes de décapitation » - et des outils de traduction pour tenir compte – autant que possible – des différentes langues. Enfin, Claire Dilé, responsable des affaires publiques de Twitter France, estime qu’il faut aller au-delà de l’alternative « leave up or take down » (enlever ou laisser en ligne) pour « contextualiser les outils de désinformation et prendre en compte la viralité et la dangerosité des contenus ». Le partage massif dans des bulles de filtre crée un degré supérieur de responsabilité. Un projet « Meta » vise à corriger l’algorithme si nécessaire.

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À Africa Check, à Johannesburg (Afrique du Sud), Valdez Onanina, rédacteur en chef, est sceptique sur le déploiement de tels outils. Difficile par exemple pour un algorithme de comprendre un message dans une langue locale comme le wolof. « Le continent africain est un terrain de bataille d’une guerre de l’information, dit-il. Les plateformes ont les moyens techniques mais pas la volonté de réguler. Pour elles, plus les contenus circulent, mieux c’est ! » Sa structure ne s’intéresse pas qu’au désordre informationnel créé par la Russie. Elle a aussi remarqué qu’un compte pro-français sur Twitter, au nom de Gauthier Pasquet, basé en Côte d’Ivoire, fait circuler de fausses infos favorables aux intérêts militaires français… Face à la désinformation, Facebook régule timidement, YouTube fait la sourde oreille et Twitter est absent (« et l’arrivée d’Elon Musk nous inquiète »). Le prix à payer ce sont « des gens qui tombent très vite dans le piège de l’émotion », dit-il. Ce n’est pas l’essor d’une plateforme chinoise comme TikTok, qui a sa propre vision de la régulation, qui va arranger les choses.

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