Dossier INNOVATIONS RÉGIES

Face aux nouveaux usages du public et aux problématiques des annonceurs, les groupes audiovisuels développent des offres ciblées et multiplient les partenariats avec opérateurs télécom, smart TV, distributeurs…

L’année 2024 est-elle stratégique pour les groupes audiovisuels ? Depuis le 8 janvier dernier, MyTF1, rebaptisée TF1+, ambitionne de « devenir la première plateforme de streaming en France, et même en Europe », selon l’objectif affiché par le PDG du groupe TF1, Rodolphe Belmer. Le groupe audiovisuel veut « passer d’un service de rattrapage à une plateforme de destination à part entière, via une offre de streaming premium gratuit », confirmait devant la presse, en décembre, Claire Basini, directrice générale adjointe en charge des activités B to C de TF1.

Selon Julien Domingues, head of trading du groupe Dentsu, « plus que changer de nom, le groupe vient positionner TF1+ comme concurrent de Netflix et autres plateformes qui s’ouvrent à la publicité » (lire P. 36 et 37). Pour y parvenir, la Une propose dorénavant aux 28 millions d’utilisateurs de l’ex-myTF1 plus de 15 000 heures de contenus avec des droits de diffusion allongés, 200 séries en intégralité, une cinquantaine de chaînes de Fast TV… Et des innovations technologiques, comme la fonctionnalité Top Chrono, qui génère des résumés de rencontres sportives, ou le moteur de recommandation Synchro, pour une écoute conjointe.

Le groupe France Télévisions profitera, lui, des JO de Paris 2024 pour renforcer sa plateforme, qui comptait 26 millions de visiteurs uniques par mois en 2023. France.tv sera « une troisième chaîne pour les JO », avec un flux dédié aux sports urbains, France 2 et France 3 offrant sur le linéaire « le meilleur des JO ». Grâce aux Olympiades, la PDG du groupe audiovisuel public, Delphine Ernotte, espère toucher « 100 % des Français », dont la moitié via France.tv, qui bénéficiera d’un nouveau design, d’une offre enrichie de contenus de tous formats, d’outils de conversation… L’objectif, selon Stéphane Sitbon-Gomez, n° 2 du groupe, dont l’investissement dans le numérique est passé de 80 à 200 millions d’euros en cinq ans : « Convaincre qu’elle est la plateforme préférée » des Français.

S'adapter aux nouveaux usages

En investissant dans le streaming, les opérateurs de la TV gratuite s’adaptent aux nouveaux usages du public et des annonceurs. Médiamétrie évalue à 4 h 37 par jour la consommation vidéo par individu de 4 ans et plus en 2023, dont un tiers de ce temps dédié au visionnage à la demande (en payant, en gratuit, sur les plateformes, sur les réseaux sociaux…), contre 20 % il y a deux ans. Parallèlement, si le marché de la publicité TV se stabilise autour de 3,3 milliards d’euros, « le marché de la publicité vidéo digitale progresse de 15 % par an pour atteindre 1,9 milliard, et il pèsera 4 milliards en 2027, dont 2,4 milliards sur le format long », augure Rodolphe Belmer.

Pour le PDG de TF1, « il s’agit d’aller en capter une partie d’un marché où YouTube se taille la part du lion ». D’abord en volume d’écoute, puisque la plateforme vidéo de Google serait, selon les estimations de TF1, visionnée en moyenne 22 heures par mois par utilisateur, contre 20 heures pour Netflix, 3 heures maximum pour les opérateurs audiovisuels. Et en volume publicitaire, car « YouTube est la seule capable d’offrir une forte adressabilité et une couverture puissante, analyse Laurent Bliaut, DGA de TF1 Publicité. Nous devons donc conforter nos fortes audiences TV avec des contacts mieux ciblés et faire de notre plateforme une destination pour le public et pour les annonceurs. »

Et, pour convaincre les marques, « toutes les régies ont des approches parallèles, estime Raphaël Porte, directeur général d’Altice Media Ads & Connect. Depuis longtemps, nous développons le reach, la couverture pour vendre du GRP. Et nous utilisons maintenant de la data, sur lesquelles chaque régie travaille pour vendre des cibles, des consommateurs ». L’audiovisuel a commencé à évoluer vers la TV adressable en mettant en place un système d’authentification pour accéder au service replay. « Le groupe M6 a été précurseur en lançant dès 2015 le login obligatoire pour accéder à 6Play, rappelle Hortense Thomine Desmazures, DGA chargée du digital, de l’innovation et du marketing. Les datas socio-démo, qui répondent à 50 % de la demande des annonceurs, ont ensuite été enrichies par des données programmes et des données tiers. »

Les groupes TV ont conclu des accords avec les opérateurs télécom, devenus incontournables dans la distribution des chaînes et la fourniture de datas sur les foyers abonnés. Ces partenariats ont permis aux régies de se lancer dans la TV segmentée. « FranceTV Publicité a été la première à en faire avec Orange à l’automne 2020 avec une dizaine d’annonceurs », se souvient son directeur commercial numérique, Vincent Salini. Depuis, les dispositifs se sont généralisés, la plupart des régies travaillant avec trois - Orange, SFR, Bouygues - des quatre opérateurs, le dernier, Free, s’y préparant après un premier accord avec M6 Publicité et négociant avec certaines chaînes concurrentes. Et les dispositifs publicitaires très axés sur la géolocalisation se perfectionnent. L’audiovisuel public s’est ainsi lancé dans le ciblage isochrone pour communiquer en TV sur un secteur tenant compte d’un temps de trajet autour d’un point de vente.

Après les télécoms, les éditeurs TV sont dorénavant obligés de négocier avec les fabricants de smart TV - Samsung, LG, etc. -, d’abord pour réussir à figurer sur les télécommandes ou les écrans d’accueil, ensuite pour exploiter la donnée. « Le référencement est un enjeu structurel majeur, souligne Julien Domingues, de Dentsu. Les chaînes doivent avoir non seulement des contenus intéressant le plus grand nombre, mais en étant aussi présents sur le plus d’écrans possibles. »

La nouvelle phase d’évolution réside maintenant dans le retail media, les groupes audiovisuels cherchant à s’accorder avec la grande distribution. Unlimitail, la joint-venture créée l’an dernier par Carrefour et Publicis avec sa douzaine de partenaires (Kingfisher, Galeries Lafayette, Showroomprivé, Rakuten…), collabore ainsi avec les régies de M6, France Télévisions et Altice ; Infinity Advertising, alliance entre Intermarché et Casino, travaille avec TF1 Publicité, qui s’est également associée à Retailink, la régie de Fnac-Darty… « Et cela ne nous empêchera pas d’aller ensuite avec Carrefour ou d’autres », précise Laurent Bliaut. « Ce qui doit nous guider, c’est le reach, explique Hortense Thomine Desmazures. Il n’est pas nécessaire de chercher l’exclusivité, il faut signer avec le maximum de partenaires possibles pour ne pas avoir de segments trop petits à proposer au marché. C’est le meilleur moyen d’être concurrentiel face à Meta et Google, souligne la DGA de M6. Nous sommes encore en phase d’évangélisation du marché. »

De multiples chantiers

Cela n’empêche pas chaque structure de garder des spécificités, par exemple en créant des segments spécifiques dans le ciblage du public. FranceTV Publicité, avec ses 16 millions d’individus logués à France.tv, propose aux annonceurs « d’activer sa propre data dans [son] système pour sélectionner ses cibles et analyser les bilans de campagne », se réjouit Vincent Salini. Pour cultiver sa différence, Canal Brand Solutions s’appuie, elle, sur l’activité d’éditeur de chaînes mais aussi de distributeur du groupe, la collecte des données sur les usages des millions d’abonnés ayant abouti à la création de 80 segments. « Et en 2023, relate Emmanuelle Godard, directrice marketing digital et innovation de la régie du groupe Canal+, le gros chantier a consisté à capitaliser sur l’appartenance à Vivendi, en utilisant toute la data du groupe, notamment celle de Prisma Media ou de Dailymotion, et à se doter d’une CDP (Customer Data Platform). »

Entre streaming, TV connectée, opérateurs télécom, retail media, les régies doivent donc mener de front de multiples chantiers pour ne pas rater une étape. « Notre métier s’est complexifié, reconnaît Raphaël Porte, mais notre rôle est de simplifier au maximum le travail de nos clients. » Elles n’ont d’ailleurs pas le choix, à entendre Céline Baumann, directrice France de Magna (IPG Mediabrands), pour qui « les régies voient les risques sur leur part de marché avec la montée en puissance des plateformes. Elles doivent se réinventer pour s’adapter aux problématiques des campagnes des annonceurs ».

Parmi les problématiques demeure celle de l’audience, et notamment une mesure cross-media publicitaire. Médiamétrie a franchi un premier pas début 2024, avec un Médiamat qui prend en compte « toutes les audiences des contenus TV, et ce quels que soient l’écran, le lieu et le mode de consommation de ces contenus (live, différé, replay, preview), souligne Julien Rosanvallon, DGA de la société d’études. La nouvelle mesure permet aux groupes audiovisuels d’envisager cette extension du périmètre de leurs audiences TV à celui de l’audience de tous leurs contenus, notamment ceux diffusés sur leurs plateformes à la demande. »

Sur le plan publicitaire, il reste touteoifs à prendre en compte les audiences des publicités diffusées avant ou pendant les programmes vus à la demande sur les TV connectées (CTV). « C’est l’objet de notre mesure dite "Cross TV et CTV", sur laquelle les chaînes TV travaillent avec nous depuis plusieurs mois, annonce le responsable. Le lancement de la mesure dans les outils de trading du marché est prévu mi-2024. » 2024 sera vraiment une année stratégique.