Présidentielle

La multiplication des sondages sur les intentions de vote est l’un des éléments majeurs de la campagne présidentielle. La présence aussi insistante à ces études peut faire oublier la nécessité du travail d’enquête ou de terrain. Points de vue.

Quand on demande à Brice Teinturier, directeur général délégué d’Ipsos en France, si le recours aux sondages n’est pas trop systématique dans cette campagne électorale, on sent poindre un léger agacement : « Je conçois que beaucoup d’enquêtes d’opinion puissent lasser les Français. Mais je pense qu’il est important que, dans l’espace public, il y ait ces informations. Les sondages sont des outils de connaissance et de compréhension. Ils éclairent sur les attentes réelles des Français, notamment. Il est important de pouvoir disposer de ces éléments étayés et d’objectivation pour comprendre ce qu’il se passe dans notre pays. Cela évite de se fonder sur des rumeurs. »

Effectivement, le sondage, qui s’appuie sur un panel de 1 000 personnes minimum, représentatif de la population française, est un outil dont aucune démocratie ne saurait se passer. Seules les dictatures peuvent prétendre savoir ce que veulent les citoyens sans même les consulter. Mais la question du juste usage de ces études se pose.

Des instituts d'études plus nombreux

Jamais les médias n’ont autant eu recours aux sondages. Les élections présidentielles de 2002, 2007, 2012 et 2017 ont donné lieu respectivement à 193, 293, 409 et 560 enquêtes d’opinion, selon le rapport de la Commission des sondages. Et la courbe inflationniste se poursuit en 2022, comme le reconnaît Brice Teinturier : « Factuellement, il y a, lors de cette élection, plus de sondages publiés qu’en 2017. C'est lié à l’économie des médias et, par conséquent, à celle des instituts qui sont tout simplement plus nombreux qu’en 2017. »

L’explication est aussi à trouver, selon lui, dans la versatilité de l’opinion publique : « Le clivage gauche/droite s’est considérablement affaibli. Les électeurs sont plus mobiles qu’avant, lorsqu’ils se réclamaient de droite ou de gauche. Leur comportement est plus fluctuant, plus changeant et plus complexe, avec une cristallisation plus tardive ». Autant dire que, face à des citoyens si influençables, le moindre souffle peut faire basculer bien des votes.

Mais les enquêtes d’opinion ne peuvent-elles pas aussi avoir une réelle influence dans ces basculements ? « Les sondages viennent interagir avec l’opinion. Il y a un phénomène de larsen, surtout quand il y a peu d’affiliation politique », affirme Jérôme Chapuis, directeur de la rédaction de La Croix. Le quotidien a fait le choix de ne pas commander de sondages d’intention de vote. « Mais nous ne nous interdisons pas de rendre compte de ceux de nos confrères, avec parcimonie. Quand il y a peu d’affiliation politique, connaître les mouvements d’opinion joue. Les sondages peuvent nourrir l’abstentionnisme, en donnant le sentiment que tout est joué. Ils peuvent aussi démobiliser le camp d’un potentiel vainqueur. Car quand on parle d’opinion, on est dans une matière vivante avec des changements qui peuvent s’opérer en 48 heures ».

Recul et distance

Pourtant, Brice Teinturier assure que cette influence des sondages sur le vote est marginale. Enquête à l’appui, « seuls 7 % des Français tiennent compte des sondages dans leurs intentions de votes, selon une enquête que nous avons réalisée. Et à l’issue du premier tour, seuls 16 % des votants sondés affirment avoir choisi leur bulletin pour barrer la route à un autre candidat, 31 % parce qu’ils avaient confiance en leur candidat et 53 % parce qu’ils étaient proches de ses idées ». Indépendamment du sérieux avec lequel sont effectués les sondages, la relecture de l’enquête de Luc Bronner « Dans la fabrique opaque des sondages », parue dans Le Monde en novembre 2021, impose de prendre en compte ces études avec beaucoup de recul et de distance. Et donc de respecter les précautions dans leur usage, toujours rappelées par les instituts eux-mêmes, avec d’autant plus de rigueur.

Autant d’éléments qui incitent Gabriel d’Harcourt, le directeur de La Voix du Nord, à manier des enquêtes avec mesure et retenue : « Elles font partie des indicateurs qu’il est intéressant de partager avec nos lecteurs. Nous continuons d’en reprendre et de les traiter. Mais nous pensons qu’ils sont à manier avec modération et discernement. Car nous pensons qu’il ne faut pas abreuver les gens de sondages. Ils sont des indicateurs à utiliser régulièrement pour donner une photo de la situation ». Surtout à une heure où la radicalisation des opinions se manifeste par une montée en puissance des partis politiques des extrêmes, de gauche comme de droite. Et où la frustration ou la déception face à la classe politique traditionnelle et modérée tend à banaliser le vote abstentionniste. Comme une manière de montrer à la fois sa mobilisation et sa déception. « Trop de sondages peut effectivement nourrir l’abstention et, plus généralement, trop de sondages peut modifier le comportement des électeurs. Il faut laisser ces enquêtes à leur juste place. Car je pense qu’une accumulation de sondages impacte un comportement », poursuit-il. Car seule l’élection est un scrutin incontestable.

L'avis des éditeurs

FRANCOIS-XAVIER LEFRANC, rédacteur en chef de Ouest-France

Pourquoi avoir choisi de ne pas publier de sondages d’intentions de vote dans Ouest-France ?

Nous avons pris cette décision en octobre lorsque nous avons constaté que les sondages occupaient une place affolante. Nous avions peur qu’ils n’oblitèrent le débat public, ce qui s‘est d’ailleurs en partie passé. On a trop parlé de pourcentages de votes pour les candidats et pas assez des vrais sujets.

Mais le score des candidats ne vous semble pas essentiel ?

À Ouest-France, nous sommes centrés sur les citoyens, sur ce qu’ils ont à dire.

Pointez-vous du doigt la responsabilité des sondeurs ?

Non, je remets en cause les médias et l’utilisation qu’ils font des sondages, pas les sondeurs. Ces derniers répètent toujours à juste titre les précautions d’usage. Les sondages sont peu fiables et ne donnent qu’une tendance, surtout quand ils reposent sur un panel de 1 000 personnes. Comment peuvent-ils donner l’intention de vote précise et fiable de 48,7 millions de votes. Nos compatriotes d’outre-mer n’y sont pas représentés, par exemple. Il s’agit d’une tendance, d’une information imprécise que les journalistes ne peuvent pas confirmer.

Pensez-vous que ces sondages influent sur les votes ?

Il s’agit d’une information fragile qui tourne en boucle et influence, notamment, les électeurs indécis. La moitié d’entre eux y sont sensibles, je crois. Pilonner avec ces chiffres est un système infernal qui fragilise la démocratie. Il est temps que notre métier se ressaisisse.

Quel est le retour de vos lecteurs par rapport à cette décision ?

Je suis journaliste depuis 37 ans et je n’avais jamais vu autant de réactions. Elles étaient très positives. Les lecteurs nous remerciaient. Seuls quelques-uns nous ont reproché de vouloir casser le thermomètre car la température ne nous convenait pas. Mais le thermomètre n’est pas fiable. Et les sondages commentés par des journalistes qui ne sortent pas de leur bureau ne me conviennent pas.

Quel journalisme favorisez-vous alors pour couvrir la campagne ?

Nous croyons au journalisme de terrain, à l’enquête. Et à couvrir les thèmes qui intéressent nos concitoyens : le pouvoir d’achat, les déserts médicaux, le climat, les retraites, l’Europe, la guerre en Ukraine.

JEAN-MICHEL SALVATOR, directeur des rédactions du Parisien-Aujourd’hui en France

Votre prédécesseur avait choisi pour l'élection de 2017 de ne pas publier de sondages. Pourquoi avez-vous décidé de les réintroduire ?

J’ai fait ce choix pour trois raisons. Ce sont aujourd’hui les sondages qui rythment les campagnes présidentielles. Les journalistes le constatent. Il n’est qu’à voir la décision de François Hollande de ne pas se représenter en 2017, elle s’est fondée sur les sondages. De même pour François Bayrou. Éric Zemmour ne se serait sûrement pas présenté à la présidentielle si les sondages ne lui avaient pas montré qu’il y avait un intérêt autour de sa candidature et qu’il pouvait y réaliser un score intéressant.La sélection des candidats pour la primaire s’est aussi fondée sur les intentions de votes. On ne peut pas se déroder et ne pas y faire référence. Ils sont un élément de référence.

Vous êtes-vous imposé un cadre pour en rendre compte ?

Il me semble qu’on ne peut pas refuser de commander des sondages et, en même temps, reprendre ceux des autres. Sous peine de ne traiter que des sondages spectaculaires. Il faut être responsable de ses sources, surtout lorsque l’on est un grand journal comme le nôtre. Mieux vaut ne se référer qu’à ses sources, quels ques soient les résultats.

Vos lecteurs sont-ils avides de sondages ?

Nos lecteurs souhaitent avoir ces informations. C’est ce que l’on constate en suivant les audiences de votre site internet : ces derniers jours, les papiers les plus lus ont trait aux sondages. Ils sont un élément du traitement d’une présidentielle parmi d’autres, évidemment. Et nous avons publié une cinquantaine de reportages et des enquêtes, qui ne peuvent, en aucune manière, se substituer aux sondages.

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