MÉDIAS 

Alors que Vincent Bolloré prépare le bicentenaire de son entreprise familiale, retour sur la montée en puissance, pour l’heure, illimitée de l’industriel breton dans les médias et les contenus. Avant un passage relatif de flambeau.

Le 2 décembre, Yannick Bolloré, président du conseil de surveillance de Vivendi, intervient par vidéo dans le cadre d’une « émission » de la régie Canal+ Brand Solutions consacrée à la data. Il rappelle que son groupe est « un acteur très engagé à travers des programmes sociaux et sociétaux » dont rend compte sa raison d’être « Creation unlimited ». Il vante alors la data qui doit doter Vivendi de la « meilleure expérience utilisateur », vise à être « partagée avec les clients » et a l’ambition de « porter du sens » afin qu’en 2022, la donnée éclaire la créativité.

Pourtant, le caractère illimité du groupe Vivendi, en ce début d’année, est ailleurs. Le 19 janvier, Vincent Bolloré sera auditionné par la commission d’enquête du Sénat, présidée par le sénateur centriste Laurent Lafon, afin de prendre la mesure de « la tendance accrue à la concentration dans les médias ». Si le magnat n’est pas le seul à être entendu, il est sans doute celui dont les mouvements stratégiques sont les plus significatifs dans l’univers des contenus et des médias. En février, Vivendi – qu’il contrôle – va ainsi lancer une OPA sur la totalité du capital de Lagardère et achever de mettre la main sur Hachette, Europe 1, Paris Match ou Le JDD. Un an après avoir fait l’acquisition de Prisma Media, Vivendi a aussi cédé pour plus de 5 milliards d’euros la plus grande partie de ses parts dans Universal Music (il n’en a conservé que 10%). Et, pendant les vacances de Noël, c’est Bolloré Logistics qui a annoncé qu’elle se retirait de 42 ports et de 3 lignes de chemin de fer en Afrique. Une façon pour l’homme d’affaires de tirer les leçons de ses ennuis médiatico-judiciaire en réalisant au passage une belle opération financière (lire encadré).

Alors que Vincent Bolloré a toujours assuré qu’il laisserait les rênes de son groupe à ses enfants le 17 février 2022, pour le 200e anniversaire de l’entreprise familiale et quelques semaines avant ses 70 ans, tout se passe comme s’il « voulait rendre la maison bien rangée », comme dit l’un de ses proches. On devine que le patriarche ne sera jamais loin de la stratégie de son groupe. Mais l’avenir va maintenant s’écrire de l’encre de ses fils Cyrille, Sébastien et Yannick, lequel voit le périmètre du groupe solidement conforté en France dans les médias et les contenus. Outre Prisma et Lagardère, il peut déjà s’appuyer sur le groupe Canal+ (avec C8 et CNews), Havas, Dailymotion ou Gameloft. Sans oublier l’activité de ticketing et de festivals de Vivendi Village.

Mais au fait, pourquoi le groupe Bolloré tient-il tant à se développer dans les médias ? Serait-ce en raison de la passion d’un bâtisseur pour des actifs à haute valeur culturelle, par goût des synergies, par flair de juteuses plus-value à réaliser ou par souci d’influence politique ? Tout est parti d’une vision opportuniste. « L’investissement dans les médias a, au départ, en grande partie été réalisé par l’opportunité de la création des nouvelles fréquences TNT au début des années 2000, rappelle Yannick Bolloré, puis s’est accéléré lorsque nous sommes devenus actionnaires de Vivendi à la suite de la vente de nos fréquences TNT en échange d’actions Vivendi. Si vous interrogiez mon père, il ajouterait certainement aussi que c’est pour développer l’affectio societatis avec certains de ses enfants… ».

L'édition, obstacle concurrentiel

Ses partisans assurent que Bolloré conserve intacte sa volonté de créer un champion européen des médias même s’il a signé un accord de désengagement progressif du groupe italien Mediaset (dont il conserve néanmoins une participation). Il est d’ailleurs à la manœuvre en Espagne où il a demandé au gouvernement espagnol de passer juste en dessous de la barre de 30% dans le groupe Prisa, dont il détient déjà 9,9%. Certains le voient déjà faire alliance avec Joseph Oughourlian, le patron fondateur d’Amber Capital, actionnaire de Prisa et jusqu’à peu, de Lagardère, pour lui céder sa branche Editis. Le groupe espagnol propriétaire d’El Pais pourrait apporter de son côté son pôle d’édition Santillana. Des contacts ont eu lieu, selon nos informations, entre des représentants d’Amber et Bruxelles à ce sujet.

Car le principal obstacle qui se dresse pour l’heure sur la voie du renforcement illimité de Vivendi dans l’édition est de nature concurrentielle, en France comme en Europe. Hachette est un groupe qui pèse gros, avec ses de 2,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires et son déploiement à l’international… beaucoup plus que les 700 millions d’Editis. Pour Vincent Montagne, PDG de Media-Participations et président du Syndicat national de l’édition, la fusion est tout simplement impossible : Vincent Bolloré, dont il salue par ailleurs le capitaine d’industrie qui valorise « la puissance éditoriale française », ne peut pas opérer une telle concentration sans abuser de sa position dominante. « Son développement est formidable, sa stratégie, cohérente, et je n’ai pas à juger de l’aspect idéologique, dit-il, mais je m’inquiète de l’obésité qu’entrainerait en France une telle position. Quand vous maîtrisez de 50 à 100% de l’accès au marché, vous maîtrisez l’accès aux libraires. Un bon auteur, logiquement, va être enclin à signer avec un éditeur qui a cette maîtrise car cela lui permet de vendre. » En effet, avec Editis et Hachette, Bolloré serait dans une position de toute-puissance dans l’édition puisqu’il serait incontournable pour accéder aux petits points de vente, maîtrisant les ventes à travers Interforum (Editis) et le centre de distribution d’Hachette.

Le scénario n’est donc pas encore connu mais l’on devine que Vincent Bolloré, qui a acquis Editis et ses 45 maisons d’édition pour 900 millions d’euros en 2018, ne voudra pas en sortir en dessous du milliard d’euros. Heureusement pour lui, l’édition se valorise bien comme en atteste le rachat pour 2,2 milliards d’euros de Simon & Schuster par Bertelsmann fin 2021. Reste à savoir s’il se satisfera d’une vente en bloc à un fonds qui lui laissera les mains libres dans Hachette. Ou s’il sera tenté de sélectionner les maisons les plus stratégiques ou prestigieuses dans Editis pour les marier avec Hachette, quitte à en revendre certaines à des éditeurs. « S’il cherche à conforter son empire en procédant à ce détourage, ce sera long, rappelle Jean-Clément Texier, président de la Compagnie financière de communication. Et il y a un risque d’enlisement, qui n’est pas bon pour les maisons ».

Synergies et esprit de famille 

En acquérant Hachette, Vivendi a déjà imposé ses conditions puisqu’il a obtenu le départ d’Arnaud Nourry, son patron historique, qui contestait sa stratégie. Il pourra aussi procéder à des synergies encore plus nombreuses qu’avec Editis, par exemple dans l’adaptation audiovisuelle des œuvres avec Canal+. Car c’est bien un esprit de famille que Bolloré cherche à développer au sein de ses actifs médias. Ses collaborateurs doivent être d’une loyauté à toute épreuve et rechercher l’intérêt familial en travaillant de concert. Parfois, cela tourne à la censure ou à l’autocensure. À Canal+, les exemples sont dans toutes les mémoires. Jean-Baptiste Rivoire, ancien de Spécial Investigation encarté SNJ-CGT sur la chaîne, a raconté comment l’absence de clause de cession a permis à Bolloré de négocier des départs de journalistes en obtenant, pour des indemnités équivalentes, l’engagement de ne pas dénigrer Canal/Vivendi. Depuis sa reprise, Prisma n’a pas eu à souffrir de caviardage ou de censure. Mais d’autocensure ? Les négociations autour d’une charte éthique, voulue par la loi Bloche, se sont en tout cas terminées le 28 septembre par un constat de désaccord, la direction ayant estimé qu’elle avait fait son meilleur effort au terme de six réunions infructueuses. Quant à Canal+/Cnews, le CSA d’Olivier Schrameck avait dû intervenir pour que son comité d’éthique ne soit pas totalement fantoche. Ce dernier avait ainsi pu rendre un avis en 2020 estimant le Face à l’info d’Eric Zemmour « sans réelle contradiction », à la suite de la sortie du polémiste sur les mineurs migrants isolés accusés d’être « tous » des « violeurs » et des « assassins », ce qui vaut aujourd’hui des poursuites à l’actuel candidat de « Reconquête » qui sera jugé le 17 janvier.

Signé dans le bureau de Vincent Bolloré, le contrat qui unit l’ancien chroniqueur à son employeur a aujourd’hui dépassé le cadre de la collaboration ponctuelle. À tel point que Le Monde a vu dans l’attitude de l’industriel à l’égard de son protégé un soutien politique manifeste, reprenant à son compte la formule de François Hollande sur le « candidat d’un groupe audiovisuel ». Un procès en « excommunication », réplique un proche de l’homme d’affaires, qui s’expliquerait par la crainte qu’inspirerait au Monde la naissance d’un grand groupe plurimédia hostile au pouvoir macronien depuis que Vincent Bolloré ne se serait pas senti protégé après sa condamnation pour corruption par le Parquet national financier (lire encadré). Havas est notamment particulièrement vigilant sur ces questions dans la mesure où il a été concerné du temps d’Euro RSCG et où il peut orienter l’argent des annonceurs vers des médias de Canal+. Pierre Calmard, le patron concurrent de Dentsu France, n’a-t-il pas pointé le « mélange des genres » d’Havas qui oriente des budgets « vers des contenus destinés à faire de la politique » ? (Stratégies, 21/10/21, p 46).

Une chose est sûre : Eric Zemmour risque de coller longtemps à l'image de Vincent Bolloré et même à son fils Yannick, davantage Macron-compatible. « La principale menace de Vincent Bolloré réside dans sa mainmise sur le débat d’idées, explique Julia Cagé, professeure d'économie à Sciences Po. Il suffit de regarder dans les médias la ligne éditoriale de CNews, ce qu’il s’est passé à Europe 1, ou les changements à la tête de Paris Match et au JDD.  Et, dans l’édition, une biographie d’Eric Zemmour n’est pas sortie chez Plon par crainte de déplaire à l’actionnaire. »

Le bientôt septuagénaire est néanmoins conscient des limites de son soutien. Ainsi, ce n’est pas le CSA et sa décision de décompter le temps de parole d’Eric Zemmour qui ont précipité son retrait de Face à l’info, sur CNews, c’est la commission nationale des comptes de campagne, à la suite d’un courrier. Gérald-Brice Viret, directeur général du groupe Canal+, le reconnaît : « On s'est dit que si Zemmour était candidat, nous aurions été désignés comme finançant sa campagne, c’était un risque pour nous et pour lui ». D’où la décision conjointe de Vincent Bolloré et d’Eric Zemmour de renoncer à la participation du chroniqueur dans l’émission.

Les scénarios du lendemain

Selon un de ses conseillers, François Hollande avait été frappé en entendant Vincent Bolloré parler du groupe Lagardère comme d’un fruit mûr qu’il s’apprêtait à dévorer, au vu de son train de vie moins faste ces dernières années. De là à penser que le Breton ne fera, pour finir, qu’une bouchée d’Arnaud Lagardère et dépècera son groupe dont l’activité de duty free et de distribution (Travel retail) pourra ensuite être cédée à Bernard Arnault, il n’y a qu’un pas. Un connaisseur du dossier subodore une énorme plus-value sur cette branche pour l’heure sous-valorisée en raison du covid. Serait-ce le prochain gros coup de Bolloré qui a gagné sur quinze ans près de 2,5 milliards d’euros avec Universal Music ? Mais officiellement, rien ne change dans le périmètre de Lagardère. Le grand patron attend sans doute les feux verts de l’Arcom pour Europe 1 - qu’il attèlera à Canal+ - et des autorités de la concurrence pour Hachette, avant d’achever sa prise de contrôle. Le JDD et Paris Match, eux, semblent promis à Prisma.

Au groupe Canal+, les résultats sont au rendez-vous, avec un gain d’abonnés l’an dernier et l’équilibre atteint pour CNews, mais le modèle est encore fragile. Après la perte de la Ligue 1 de foot au profit d’Amazon en 2021, l’accord noué en décembre avec le cinéma pour plus de 200 millions d’euros par an autour d’une diffusion six mois après la sortie en salles repose sur une exclusivité des films sur neuf mois par rapport aux plateformes. À la clé, 30 à 50 millions en moins si ces services de médias ne sont pas désavantagés. C’est ce qui fait tiquer un membre du CSA qui juge cet accord problématique au regard du droit de la concurrence et, parce qu’il ne repose pas sur un pourcentage de chiffre d’affaires mais sur un forfait, peu compatible avec le décret TNT. Bref, il est peu probable que l’arrangement sur le cinéma soit le prélude à un vaste accord sur la chronologie des médias. Ainsi est Vincent Bolloré : un homme de coups dans les médias, dont il est le plus grand magnat. Pour le meilleur et pour le pire.

Out of Africa ?

L’accord d’exclusivité qui va permettre à Bolloré de se désengager des ports et du rail africain a été signé avec le suisse MSC. Bolloré ne va cependant pas complètement quitter l’Afrique puisqu’il reste en force dans Vivendi, qui contrôle Canal+, Havas et possède une part dans MultiChoice, le bouquet TV sud-africain. Mais c’est l’occasion de laisser derrière soi des déboires médiatico-judiciaires. En 2016, le groupe Bolloré a été mis en cause pour ses conditions de travail, notamment au Cameroun dans une palmeraie de la Socapalm, où il employait des mineurs, selon un Complément d’enquête de France 2. D'autre part, le 26 février 2021, mis en examen pour corrution sur les ports de Lomé et de Conakry Vincent Bolloré a plaidé coupable. Pour avoir des concessions portuaires, il avait aidé à la réélection des chefs d'État togolais et guinéen par le jeu d’Havas, désormais filiale de Vivendi. L'affaire s’est soldée par une amende de 12 millions d’euros dans le cadre d’une convention judiciaire d’intérêt public. La reconnaissance préalable de culpabilité n’a néanmoins pas suffi à convaincre le tribunal judiciaire de Paris, qui a estimé nécessaire un procès sur le volet togolais.

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