La chronique de Stéphane Distinguin

[Chronique] Quand on a l'impression que tout va mal comme aujourd'hui, le meilleur endroit où parler et concilier fin du monde et fin de mois, c’est dans nos entreprises, où s’invente en ce moment un nouveau modèle social.

France, octobre 2022, ici et maintenant, loin des fronts ukrainiens, iraniens ou arméniens. Pourtant, tout semble s’envenimer. On le sent tous et avouons que cela contribue à ce drôle de sentiment que tout va mal sans que le pire, à défaut du futur, soit déjà là. Autrefois, on confessait « tout fout le camp », on n’ose même plus faire cet inventaire. On retient son souffle et on sent la pression monter. Dans la rue, à pied, à vélo ou en voiture, dans le métro, ailleurs, devant ou derrière des écrans. Bienveillance toujours invoquée et pourtant nulle part ! Mais où est-elle ? 

Et si elle était dans nos entreprises ? C’est une remarque que je me suis souvent faite ces dernières années, a fortiori quand en plein covid nous y avons assuré des responsabilités sanitaires jusque-là étrangères. Dans un entretien avec Les Echos, l'économiste Philippe Dessertine explique que dans cette époque de bouleversements inédits – changement climatique, pandémie, guerre, « interrègne » entre des États-Unis sans doute un peu moins puissants et la Chine pas encore toute puissante, mutation profonde du travail, du modèle économique des entreprises avec la transition numérique, retour de l’inflation structurelle… – « l’entreprise, qui est une organisation humaine, est obligée de se montrer bienveillante pour compenser (…) l’angoisse que reçoivent les gens du fait de la violence du monde ». Il ajoute que dans une période de transition comme celle que nous vivons, « la violence politique qui est une continuité et non une exception est encore plus apparente car soit la régulation ancienne ne fonctionne plus, soit il n’y en a plus du tout ». 

En effet, au cœur de l’équilibre vie professionnelle-vie privée, s’attaquant aux inégalités sociales et de genre, nos entreprises sont les lieux du progrès collectif mais aussi, de plus en plus, de la responsabilité et du débat. Alors Alexandre Bompard, patron de Carrefour, a beau rappeler aux Rencontres d’Aix-en-Provence en juillet dernier : « Je rêverais de me lever tous les matins en me disant que je vais sauver la planète […] mais ce n’est pas mon rôle. Ma vocation : c’est de créer de la valeur », on entend bien l’aveu d’un dirigeant qui reconnaît qu’on attend trop de lui. C’est bien qu’à force de chercher leur raison d’être, de définir leur mission pour l’inscrire dans leurs statuts, ils sont nombreux, tels le généreux fondateur de Patagonia Yvon Chouinard, ou l’ancien patron de Danone Emmanuel Faber s’adressant aux élèves d’HEC en 2020, à nous avoir invités à considérer nos sociétés comme un lieu où on s’engage pour « rendre le monde meilleur ». 

Entreprise refuge

Mon expérience la plus récente date de jeudi dernier. Dans mon entreprise désormais bien plus grande depuis qu’elle a rejoint EY, une étude est sortie sur le Web3 et ses usages. Tancée par des vigies anti-« greenwashing » sur les réseaux sociaux qui lui reprochaient « qu’à aucun moment les dimensions sociales et environnementales ne soient abordées », le débat s’est invité chez Fabernovel et mes collègues ont bataillé avec ferveur. J’étais plutôt fier de l’engagement et de la qualité des arguments mais je me suis demandé à quel moment, justement, il était devenu la norme qu’une entreprise adopte le point de vue de militants, s’y conforme. Ensuite, ma question est de savoir comment, à l’avenir, un message restera audible quand il passera systématiquement au trébuchet des urgences sociales et environnementales. Parce que nous ne pouvons pas les ignorer et que 43% des Français (un record) pensent encore que le réchauffement climatique n’est pas dû majoritairement à l’activité humaine. Après tout, une entreprise est bien là pour créer de la valeur et une étude ou une opération de communication doivent parfois aller à l’essentiel de leur message, de leur différence, pour se faire entendre. 

Mais il n’y a pas à choisir, seulement à accepter de faire bon accueil et de créer les conditions d’un consensus, c’est bien un nouveau modèle social qui s’invente en ce moment dans nos entreprises avec une nouvelle génération de professionnels. Voici enfin une excellente nouvelle, justement, quand « tout fout le camp », le meilleur endroit où parler et concilier fin du monde et fin de mois, c’est bien nos entreprises et si elles sont devenues ce refuge, ce « safe space » pour reprendre la terminologie des universités américaines, il faut tous y veiller en tant qu’entrepreneurs, dirigeants ou salariés et ne surtout pas refuser notre part de convictions à partager. Changer le monde n’est peut-être pas à notre portée mais en débattre avec exigence et respect, quelle meilleure façon pour s’y préparer… et créer de la valeur ? 

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