CHRONIQUE

[Chronique] Après l'homogénéisation corporate, les entreprises sont en quête de domestication de l’ambiance de travail, ce qui en dit long sur les nouvelles attentes des salariés, ou du moins sur l'image que les dirigeants s'en font.

Si je comptais sur mes doigts les demandes du client pour créer des espaces «comme à la maison», il me faudrait autant de bras que Shiva. Après «Faites-moi quelque chose de design», «comme à la maison», du tertiaire au retail, de l’hôtellerie au bancaire, sonne comme un réflexe. S’agit-il de retrouver une décoration typique des appartements d’un Parisien lambda, avec la commode de mamie, le tapis chiné sur Leboncoin, les quatre chaises de chez Confo autour de la table rabattable de chez Ikea ? Imagine-t-on plutôt l’appartement branché du Marais où les pièces de Prouvé et Eames sont mises en scène dans un espace minimaliste et lumineux ? Ou encore, sommes-nous plongés dans un show de Valérie Damidot, noyés de chambres en chambres, dans la couleur et les stickers WordArt ?

La traduction directe renvoie à une domestication de l’ambiance globale. Nous traversons ainsi des espaces ou des mobiliers variés et dépareillés, des canapés patinés et assouplis par le temps, quelques poufs confortables jalonnent les espaces de travail ou de chalandise. Au mur, des petits cadres aux images intimistes, sur les étagères disséminées ça et là, quelques objets anecdotiques et sans doute, au centre d’un espace de détente, un baby-foot ou une table de ping-pong comme inévitables marqueurs de coolitude ; au sol, un patchwork de moquettes différentes, au plafond, des lampes décoratives créent des espaces accueillants et intimistes, nimbés de couleur feng shui. Dans cette ambiance automatique, il règne un désordre relatif, un peu brouillon, sympathique mais au fond, dans l’esprit, dupliqué d’une entreprise à l’autre, d’un restaurant collectif à un autre où la décoration évoque la salle à manger du pote qu’on a vu la veille au soir. Cette tendance s’impose partout : de la supérette qui emprunte les codes d’un marché de village, où les rayons puisent également dans l’univers rassurant d’une certaine domesticité, aux chaînes hôtelières accessibles qui jouent le même jeu.

Bordel organisé

Cette tendance chasse celle qui a prévalu pendant bien des décennies, celle d’une homogénéisation «corporate», d’un «total look» des lieux, organisé autour de grands open-space blanc et stériles où rien ni personne ne devait dépasser. L’efficacité arithmétique de ces organisations est remplacée par une certaine nonchalance, comme un gentil bordel organisé. D’un extrême à l’autre, l’ergonomie est mise de côté face au confort d’un canapé profond. Au calme et à l’ascèse visuels, on oppose une richesse décorative qui peine à compenser le manque d’utilité et efficacité.

Certes, il faut admettre que cette tendance rencontre certaines attentes. Elle donne aux jeunes générations des espaces plus libres et des postures de travail plus décontractées pour adoucir l’image de grandes entreprises ou de marques considérées trop froides et impersonnelles. Elle permet de créer des rythmes et des petites ruptures et injectent une dose de douceur et de confort dans des espaces efficaces et (trop) rangés. Mais les dernières années ont vu la frontière entre vie privée et vie professionnelle devenir de plus en plus ténue. Nous travaillons dans notre cuisine ou dans notre salon, dans un restaurant ou à l’arrière d’un taxi. Le flex office, vendu comme le comble de la modernité, nous a privés d’espace personnel que les directions de l’immobilier ont cru pouvoir compenser en recréant ces décors «comme à la maison».  Mais nous ne vivons pas dans un décor. Après de mois reclus dans nos espaces intimes, avons-nous vraiment envie de retrouver au travail ce qui a, chez certains (1), générés mal-être, angoisses et dépressions?

Il est temps d’aborder le sujet de façon plus profonde en traduisant notre rapport à l’espace de travail non comme une compensation, mais par des réponses à de réels besoins de management, d’organisation et de service. Il est temps de réenchanter l’espace de travail en répondant à ces questions et en proposant des solutions inventives, étonnantes et joyeuses qui nous sortent de la monotonie du quotidien.

(1) 55% des salariés ayant vécu en télétravail exclusif présentent des symptômes dépressifs.

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.