Cahier transition

Marine Calmet est juriste, spécialisée dans la défense des droits de la nature, autrice, entre autres, de Devenir gardiens de la nature (Tana Éditions). C'est aussi une militante aguerrie de la préservation des écosystèmes, engagée depuis 2017 auprès de peuples autochtones en Guyane, contre plusieurs projets écocidaires. Entre deux expéditions sur le fleuve Maroni, elle a répondu à nos questions.

Pouvez-vous nous parler de votre action, en ce moment, en Guyane ?

Je travaille principalement sur trois axes. D’abord, la protection des symboles traditionnels amérindiens Wayana. Je reviens d’un nouveau déplacement dans le village de Taluen où j’accompagne le peuple Wayana, pour garantir son droit au respect de ses traditions artisanales et protéger des contrefaçons son savoir-faire, transmis de génération en génération depuis des siècles. Ce peuple autochtone a un art très particulier d’objets liés à ses cosmovisions - par exemple ce qu’on appelle le « ciel de case », un objet que l’on fixe en haut du carbet (habitation traditionnelle de la forêt amazonienne), pour protéger les habitants du village. C’est une sorte de calendrier, de talisman, d’objet d’art… Or ces expressions artisanales sont régulièrement copiées. On retrouve des déclinaisons illégales de ces symboles sacrés sur des objets iconoclastes, par exemple sur des dessous de plats. Les contrefacteurs en tirent profit, notamment sur les marchés de souvenirs. C’est vécu par les wayana comme une profanation. Ces objets, quand ils sont authentiques, font partie de leur patrimoine matériel et immatériel, ils les vénèrent et en vivent. Les contrefaçons dont ils sont victimes sont l’illustration d’un manque de respect, à l’égard de ces personnes et de leur culture, mais aussi la preuve d’un manque de connaissance et de sensibilité à leur sort. Il s’agit donc pour nous de faire en sorte que le grand public et les acteurs économiques respectent tout cela. C’est une action que je mène depuis trois ans. Les artisans du Haut Maroni se sont entendus pour adopter une stratégie visant, grâce à un label, à définir leur art pour fixer des procédures de protection. Dans ce village comme sur le territoire guyanais, c’est le droit français qui, théoriquement, s’applique. Or le droit français est pensé pour des artistes-auteurs, mais a du mal à concevoir une propriété collective du type héritage patrimonial. En l’espèce, il s’agit de protéger des symboles sacrés du peuple Wayana.

Mon deuxième engagement ici, en Guyane, date de plusieurs années… Il concerne la lutte contre l’orpaillage illégal et ses conséquences sur les fleuves de Guyane, notamment sur le Maroni où l’on constate une pollution élevée depuis les années 90. Là il s’agit d’un accompagnement juridique de demandes de réparation pour les dommages occasionnés, et d’une reconnaissance de la carence de l’Etat Français. La France sait depuis plus de 30 ans qu’il y a de l’orpaillage illégal en Guyane et en connaît les conséquences environnementales. Les contaminations au mercure qui en découlent ont un impact sur les fleuves, mais aussi sur les femmes et les hommes qui vivent sur place. Or l’État n'a pris de mesures suffisantes ni pour les aider, ni pour que ces pratiques cessent. Mon action consiste à sensibiliser et agir pour obtenir de vraies mesures au niveau local. Je crois en l'alliance entre le droit et les mobilisations citoyennes, car c'est ainsi que nous avons mené le combat contre le projet Montagne d’Or (un projet de mine d’or industrielle à ciel ouvert, arrêté en 2019, après des années de mobilisation citoyenne et politique).

Enfin, je travaille pour empêcher l’action menée par des responsables politiques guyanais, relayée à Paris et à Bruxelles par la majorité présidentielle, pour développer l’énergie obtenue à partir de biomasse, au mépris des écosystèmes et des normes environnementales. Ils prétendent œuvrer pour produire des énergies renouvelables, mais il s’agit ni plus ni moins de mettre à contribution les ressources naturelles d’espaces forestiers et agricoles pour produire une énergie qui n’aura d’écologique que le nom. Il y a en ce moment des négociations au niveau européen sur la directive concernant les énergies renouvelables. On a toutes les raisons de craindre une exploitation massive de zones forestières ainsi que leur transformation en zones de monocultures pour produire de la biomasse. La France est sur le point de créer une dérogation, à la demande d'élus guyanais et d'industriels du secteur, pour autoriser la Guyane à s’affranchir des critères de durabilité et de réduction des gaz à effets de serre qui définissent le statut d’énergie renouvelable. Ce qui leur permettra de produire, à partir de la biomasse, une énergie qui ne sera ni durable, ni renouvelable, mais les compagnies pourront, pour cela, recevoir des aides et réaliser de confortables bénéfices.

En détruisant des espaces de forêt primaire…

Oui, de forêt primaire, de forêt secondaire, de zones à forte biodiversité, humides…. Avec un bilan carbone dramatique et un accaparement de terres au détriment des peuples autochtones et des agriculteurs locaux. La capacité de résilience alimentaire de ce territoire enclavé est donc fragilisée. Ce sujet est très technique. Il y a de gros intérêts financiers en jeu. Les ravages commis dans la partie brésilienne de la forêt, par Bolsonaro, sont encore devant nous. C’est le même mécanisme qui s’applique ici. Ils veulent produire des agro-carburants, c’est-à-dire déforester des surface gigantesques. Au moment où Lula arrive au pouvoir et où l’on constate l’étendue des dommages provoqués par la politique de Bolsonaro, notre gouvernement s’engage dans la même voie, pour la partie française de la forêt amazonienne. Et cela dans une forme d’indifférence. Il devrait y avoir une réaction plus ferme de la part des autres États membres de l’UE.

Avez-vous créé une coalition du type « Or de question »… (mouvement associatif et citoyen qui s’était opposé au projet de Montagne d’Or ) ?

Non, nous n’avions pas le temps de créer un mouvement aussi large qu’Or de Question. On a créé une coalition avec plusieurs associations dont la spécialité est la protection des forêts au niveau européen, comme Fern et Canopée qui font du lobbying d’intérêt général auprès des institutions européennes. Nous, nous avions plutôt l’habitude d’agir au niveau local. Au niveau européen, c’est très complexe.

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Êtes-vous suivis et soutenus par la population guyanaise ?

Oui. Le premier enjeu était d’informer les guyanais de cette situation car ces négociations se déroulent loin de leur vie quotidienne. L’Europe, c’est de l’autre côté de l’Atlantique. Il a fallu sensibiliser les médias locaux, alerter sur ce qui se passe et sur les conséquences à craindre. C’est un combat qui prend ses racines en 2017-2018, avec la planification pluriannuelle de l’énergie et la directive énergies renouvelables (RED II). En 2020, des élus locaux avaient déjà demandé que soient multipliées par 33 les surfaces que l’on pouvait attribuer à des exploitants forestiers. Et ce sans aucune étude d’impact ou évaluation des conséquences environnementales. Nous avions réussi à empêcher ce projet et fait reculer Emmanuel Macron. Cette fois, c’est plus compliqué. Par un tour de passe-passe juridique, on se prépare à faire prendre pour énergies renouvelables des énergies qui ne le sont pas. Par appât du gain. Le contribuable, lui, est perdant à plusieurs titres, car ces entreprises vont recevoir des aides européennes, des aides d’état, des exonérations d’impôts : tout cela, c’est de l’argent public. Le consommateur sera encore mis à contribution, au moment de recharger son portable ou de lancer sa machine à laver lorsqu'il faudra payer pour l’électricité fournie par ces entreprises ! Tout cela est écocidaire. La forêt amazonienne souffre déjà du fait de la déforestation, de la pression exercée par les orpailleurs sur la biodiversité et du fait du réchauffement climatique, provoqué par l’action de l’être humain.

Comment les autorités guyanaises vous perçoivent ? Cela fait plus de 5 ans que vous les empêchez d’agir. Êtes-vous l’ennemie publique numéro 1 ?

Non… même si je suis vue comme une casse-pieds ! On nous accuse de faire de « l’écolonialisme », de vouloir décider à la place des guyanais…

D’où ma question sur le fait que vous ayez ou pas avec vous la population guyanaise, des militantes et militants guyanais…

Bien sûr ! Notre action est soutenue et menée par des guyanais, des militants et des citoyens. Sur le terrain de nombreuses associations locales nous font confiance. Les gens savent que la forêt est l’élément central autour duquel s’organise leur vie. Je ne me soucie plus beaucoup de ces accusations. On nous avait sorti l'argument de l’écolonialisme au moment du combat de la Montagne d’Or. À l’époque, une partie des élus qui prônent maintenant la destruction de la forêt étaient à nos côtés. Ce changement d’attitude m'a déçue. C’est comme si nous avions été manipulés. Des élus qui étaient contre la Montagne d’Or semblent s’être surtout mobilisés pour faire chasser du pouvoir ceux qui soutenaient le projet, afin de récupérer eux-mêmes ce pouvoir, mais pour le mettre maintenant au service d’un nouveau projet tout aussi écocidaire. Nos alliés d’hier sont les ennemis d’aujourd’hui. Y compris des gens qui se disent de gauche et écologistes mais n’hésitent pas à apporter leur soutien à des projets extractivistes et destructeurs. 

Vous vous êtes spécialisée dans la reconnaissance et la défense des Droits de la Nature…. Est-ce que ça marche ? Le fait de reconnaître des droits à la Nature, en allant jusqu’à les inscrire dans la Constitution de certains pays (par exemple, en Bolivie), est-ce suffisant pour garantir ces droits ? 

Au niveau international, oui, « ça marche ». Ce n’est pas suffisant, mais la reconnaissance de droits juridiques de la Nature a permis plusieurs victoires. Parlons de l’Equateur, où les citoyens ont pu prendre une revanche face aux industries extractives. On se souvient du scandale de Chevron-Texaco et de l’absence de justice rendue pour les populations et pour la nature, touchées par les conséquences des activités de cette compagnie pétrolière, pendant plus de 30 ans dans le pays. Elle n’a jamais cessé d’échapper aux juges et aux condamnations. Mais grâce à l’adoption d’une nouvelle Constitution en 2008, les citoyens réussissent à empêcher l’installation de compagnies minières et la mise en œuvre de projets écocidaires, comme ce fut le cas en 2021 avec la décision de Los Cedros. Cette affaire concerne l’annulation de deux permis miniers dans cette réserve biologique. Le juge constitutionnel, aujourd’hui, peut utiliser les droits de la nature pour protéger l’environnement. Une cinquantaine de décisions rendues ces dernières années sur le fondement de la nouvelle constitution équatorienne ont fait avancer la protection d’espèces et d'espaces protégés. Après, il y a des pays dans lesquels l’État lui-même n’est pas fort et où le droit ne pèse pas bien lourd. Dans ces pays, même si le droit ou la jurisprudence reconnaissent les droits de la Nature, ils ne s’appliquent pas ou mal. En Colombie, de nombreuses décisions sont restées lettre morte, car même si le juge colombien a reconnu par exemple les droits du fleuve Atrato et des populations qui habitent ses berges, en ordonnant à l’état d’agir contre des activités minières illégales et la pollution au mercure, cela ne s'est pas traduit par des mesures concrètes. Le juge à lui seul ne peut pas remplacer l’État. En Europe, prenons le cas de l’Espagne, qui adopte en septembre 2022 une loi reconnaissant les droits de la Mar Menor, une lagune située dans l'État de Murcie. Cette décision part d’une initiative législative citoyenne, une procédure pétitionnaire qui, à partir de 500 000 signatures, permet aux citoyens de se faire entendre du Congrès Espagnol. Les signataires, alertés par la dégradation de la lagune, causée par les activités agricoles voisines et par l’artificialisation des terres, ont demandé la création d’un Conseil de Gardiens de la Nature et l’adoption d’une loi protégeant les droits inaliénables de cet écosystème. C’est une réappropriation du pouvoir par les citoyens pour faire valoir leur volonté en termes de justice environnementale et de justice sociale. C’est en cela que le mouvement de reconnaissance des droits de la Nature est inspirant. Il s’agit d’un mouvement émancipateur et créateur qui s’adapte au milieu dans lequel des mobilisations citoyennes naissent et grandissent..

Oui, pour les condamnations de multinationales, voire de collectivités… mais quand il s’agit d’États ? Par exemple, la France, condamnée trois fois pour inaction climatique et rappelée à l’ordre pour la faiblesse de ses mesures de lutte contre la pollution de l’air, sans que ces condamnations changent le cours des choses…

Je comprends qu’on puisse être démoralisé… face à un état qui ne remplit pas ses obligations, à un gouvernement qui se fait passer pour écolo, tout en faisant l’inverse de ce qu’il annonce. En France, on n’est pas près de voir une avancée massive sur les droits de la Nature. Il faut considérer et apprécier le mouvement de reconnaissance et de défense des droits de la nature pour ce qu’il est : un « grassroots movement », un mouvement du bas vers le haut, qui part de luttes locales qui font tache d’huile. C’est un outil concret pour aider des gens qui sont dans une situation inacceptable du point de vue de la préservation de leur écosystème, au niveau local. En France et ailleurs, ce n’est pas dans le système actuel, où les lois sont votées par des législateurs issue d’un état qui centralise tout, que des décisions renversantes vont émerger. Nous, à Wild Legal, avons pris le parti de mener des batailles écosystème par écosystème, site par site. Des sites pilotes, des mobilisations auxquelles nous apportons notre savoir-faire juridique, pour remporter des victoires. Nous pensons que la multiplication des petites victoires démontrera les bienfaits, pour l’ensemble d’une communauté nationale, de la préservation de la Nature. Si nous arrivons en frontal devant ce gouvernement, en exigeant par exemple du ministère de l’environnement qu’il soit à la hauteur de l’urgence globale, le succès sera plus lent à venir. Voyez en Nouvelle-Zélande, la reconnaissance par l’État des droits du fleuve Whanganui, réclamée par les Maoris, pour empêcher son exploitation et endiguer les impacts de la production hydroélectrique. Ce combat a duré plus d’un siècle ! Il a été mené par de nombreux collectifs de citoyens maoris. Un rapport de force conséquent a été imposé à l'État sur fond de remise en question de la souveraineté coloniale et a abouti au vote d’une loi, décisive pour ce pays et pour beaucoup d’autres écosystèmes dans le monde. 

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Question provocante : avons-nous le temps, au regard de l’urgence climatique, d’attendre que ces petits combats victorieux soient en mesure de transformer le système écocidaire dans lequel nous sommes, sachant que les conditions d’habitabilité de la Terre d’ici seulement 30 ans sont loin d’être garanties…? 

Pas du tout. On n’a pas le temps d’attendre que la classe politique se décide à agir. Pour autant, il est difficile d’obtenir des changements systémiques sans en passer par le droit et sans une acceptation par la majorité… Face à l’échec du droit actuel, ce qui survient, c’est une polarisation violente. D’un côté un grand rejet de tout projet de transformation écologique, une floraison de thèses climato-sceptiques et complotistes. De l’autre, des mouvements écologistes tentés par la marge et des actions plus radicales que le militantisme classique. Je pense que le droit est un outil de pacification et d’harmonisation, pour transformer réellement nos modes de vie et notre rapport au vivant. Mais il ne suffira peut-être pas. Tout ne passera pas forcément par le droit. Il y a trois pouvoirs et une séparation entre ceux qui font la loi et ceux qui rendent la justice… Or la loi, c’est une affaire de décisions politiques. Quand la décision politique, celle du législateur, c’est de créer des dérogations écocidaires, quand il y a une collusion entre le monde de l’entreprise et celui des représentant(e)s du peuple,  c’est là que des lois votées peuvent elles-mêmes devenir écocidaires. C’est là que le droit peut se retourner contre les communs et contre l’intérêt général. C’est ce qui se passe aujourd’hui. Les militants écologistes et les gardiens de la nature se retrouvent hors-la-loi. 

Quel est votre regard sur l’élection de Lula au Brésil et de sa conversion. Lula faisait partie de la gauche extractiviste et productiviste. Il n’a pas pris que de bonnes décisions pour l’environnement lors de ses deux premiers mandats. Aujourd’hui c’est un président qui s’érige en défenseur des droits des peuples autochtones et en gardien de la nature… C’est de la conviction réelle ou du pragmatisme ?

Ce qui m’intéresse, c’est cette image extraordinaire de Lula, le jour de son investiture, qui gravit la pente du Palais présidentiel, le Planalto, bras-dessus bras-dessous avec Raoni…. Quel symbole ! Quand j’ai créé Wild Legal en 2019, on a accueilli le cacique Raoni en France et je ne l’avais jamais vu aussi désespéré. La situation imposée par Bolsonaro semblait irréversible. Un cauchemar pour les peuples autochtones, pour la forêt ! Avec ce gouvernement brésilien, ce qui doit motiver tous(tes) les gardien(ne)s de la nature dans le monde, c’est qu’on n’est jamais à l’abri d’une bonne surprise ! Raoni aux côtés de Lula et tout ce que ce président a impulsé en quelques semaines, c’est la preuve que quelque chose de bien peut arriver, alors que la trajectoire actuelle est sombre et mortifère. C’est cet espoir auquel je veux me raccrocher : continuons le combat, on ne sait jamais… ça pourrait marcher !

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