Y a du Guerlain dans l'air! Au lancement du livre Gotha noir de France 2010-2011, le 5 novembre dernier à l'Atelier Renault sur les Champs-Elysées, Jean-Paul Guerlain, ancien dirigeant du plus ancien parfumeur français, n'est pas là… mais ses propos flottent dans l'atmosphère. Quinze jours plus tôt, il a dérapé en direct au journal de 13 heures de France 2, avec sa désormais fameuse phrase qui n'est pas sans rappeler le racisme bonhomme de la France coloniale: «J'ai travaillé comme un nègre. Je ne sais pas si les nègres ont toujours tellement travaillé, mais enfin…»
Une gifle pour tous les représentants de la communauté afro-caribéenne de France, présents le 5 novembre afin de promouvoir la sortie du premier «Who's who» de l'élite noire. Paradoxalement, cette coïncidence donne encore plus de crédit à la démarche du Club Efficience, un cercle de réflexion de cent cinquante membres. «Bien sûr, l'idée d'éditer un “gotha noir” ne date pas de l'affaire Guerlain», explique Elie Nkamgueu, président du Club Efficience. Nous l'avons eue deux ans plus tôt, en constatant que parmi nos relations, il y avait beaucoup de chefs d'entreprise ou de cadres supérieurs brillants, mais qu'ils n'étaient pas assez mis en avant dans les médias. Nous nous sommes dit qu'il fallait valoriser d'autres modèles que des footballeurs ou des chanteurs à la peau noire, pour décomplexer les jeunes et éviter qu'ils ne se mettent un plafond de verre sur la tête.»
D'ailleurs, pour rester dans le concret, les bénéfices éventuels tirés de la vente du livre serviront à financer une bourse de l'excellence, destinée à aider les jeunes issus de la diversité à intégrer des grandes écoles. En termes de modèles, ceux-ci trouveront leur bonheur dans cet ouvrage, qui recense pas moins de deux cents personnes.
Au fil des pages, on découvre des personnalités montantes, comme Arnaud Ngatcha, délégué général du comité permanent de la diversité de France Télévisions, Uché Okonkwo, consultante en stratégie dans le luxe, ou Olivier Laouchez, PDG du groupe médias Trace, et bien d'autres. Une mine de profils intéressants pour les recruteurs.
Des modèles noirs
Simple hasard du calendrier ou tendance de fond? En tous cas, deux semaines plus tard, le Club XXIe siècle présentait à son tour le premier annuaire des administrateurs issus de la diversité. La démarche de cette association qui milite pour la diversité est similaire à celle du Club Efficience: inciter les entreprises à intégrer dans leurs conseils d'administration des experts aux couleurs de la société française. «Le nombre d'administrateurs issus de la diversité reste très symbolique, souligne Didier Vuchot, directeur du cabinet de chasseur de têtes Korn Ferry, partenaire de l'opération. Les dirigeants ont tendance à rechercher des clones, à recruter à l'identique. Notre travail consiste à les persuader d'être plus ouverts, en termes de profils, de parcours.» Le cabinet a sélectionné dans cet annuaire trente-sept personnalités ayant les compétences pour devenir administrateurs. Une liste qui a vocation à s'allonger et à être diffusée auprès de tous les chasseurs de têtes et dirigeants.
«Nous menons quatre-vingts recherches d'administrateurs par an et, jusqu'ici, c'était toujours les mêmes têtes qui revenaient, confirme Kamel Soumar, consultant chez Korn Ferry, qui a participé au projet. Avec cet annuaire, nous avons voulu être proactifs pour faire évoluer les pratiques. D'autant que les dirigeants doivent comprendre qu'avoir un conseil d'administration diversifié, cela revient aussi à envoyer un signe très fort à leurs salariés et futures recrues: chez nous, les postes de très haut niveau sont accessibles à tous.»
Jacques Galvani fait partie des trente-sept heureux élus et a tout de suite adhéré à la démarche. Cet actuel directeur général délégué de Casino Développement, ingénieur des mines et énarque de formation, se veut pragmatique: «Si l'on veut que les Noirs et autres personnes issues de la diversité se sentent intégrés, il faut des modèles noirs au sein des comités exécutifs et des conseils d'administration, car pour l'instant on n'est pas assez visible.»
Le Conseil supérieur de l'audiovisuel, qui compte parmi ses membres Emmanuel Gabla, Christine Kelly ou Rachid Arhab, n'apparaît-il pas beaucoup plus audible quand il recommande aux chaines de télévision et aux radios de promouvoir la diversité?
Mais avant que toutes les sociétés françaises diversifient les profils des membres de leur conseil d'administration, il faudra du temps. En témoignent les difficultés à féminiser ces instances de contrôle. Sur la petite quarantaine d'administrateurs présentés dans l'annuaire, il n'y a que trois femmes. Pas vraiment une surprise car il y a à la fois peu de candidates et peu d'élues au sein des conseils d'administration.
Comme l'explique le dirigeant du cabinet Korn Ferry, Didier Vuchot, «quand une entreprise me demande de lui trouver une administratrice financière ayant exercé des fonctions d'audit, je suis un peu embêté car je sais qu'il n'existe que deux profils de ce type dans tout le SBF 120…»
