Fonction
Pour analyser les mutations de la fonction « stratégie » des entreprises, le cabinet de conseil Kea & Partners a mené une réflexion avec une douzaine de dirigeants pour aboutir à une série de préconisations. Objectif : réinventer la stratégie.

Autrefois éminence grise du dirigeant, la stratégie a perdu de sa superbe et connaît une forme d’érosion dans les grandes entreprises. « Elle est grignotée par d’autres directions : innovation, digital ou encore transformation » constate Jérôme Julia, senior partner de Kea & Partners. Celui qui est aussi président de l’Observatoire de l’immatériel a copiloté avec Christine Durroux, senior partner au sein du cabinet de conseil, le cercle de réflexion  « Quart d’Heure d’Avance Stratégie » qui a réuni douze dirigeants pendant un an. Leur objectif : imaginer les évolutions du métier et de la fonction de directeur de la stratégie. 

Premier constat : il faut réintégrer la prospective au cœur de la réflexion stratégique. Utile pour « identifier », « décrypter » et « s’approprier » les ruptures potentielles, en faisant appel à des spécialistes d’autres horizons, cette vision à long terme peut sembler difficile à accorder à la stratégie concrète des entreprises. Comment y parvenir ? D’abord, il est nécessaire de « définir sa ligne d’horizon », en tenant compte de son secteur d’activité. Ensuite, assumer le « choix du roi ou de la reine », autrement dit, sélectionner des champs d’exploration. Il importe aussi « d'adopter une posture prospective » afin de diffuser la réflexion dans l’organisation. Enfin, il faut cesser de croire que le futur est une « donnée externe qui s’impose et dicte le présent » mais agir pour le créer.

Éviter la myopie et la mainmise de la finance

Deuxième constat : la stratégie est souvent menacée de myopie. Une conséquence de la posture des dirigeants qui analysent la position de l’entreprise uniquement : ils considèrent leurs concurrents comme des adversaires plutôt que comme des coopétiteurs, fermant ainsi la porte à la possibilité de leadership sectoriel, territorial ou métier. Pour enrayer ce mécanisme, trois pistes doivent être explorées : identifier et écouter le ou les écosystèmes, dans lesquels se trouve l’entreprise ; définir une stratégie d’action, pour, au choix, capter les signaux faibles, coopérer avec certains acteurs ou les fédérer ; enfin, devenir une entreprise plateforme. 

Ouverte à toutes les entreprises, cette ambition doit s’appuyer sur trois leviers : l’exploitation de multiples effets de réseaux, une stratégie technologique et des clients acteurs dans la création de valeur.

L’exercice stratégique doit relever un autre défi de taille : ne pas se faire éclipser par la puissance croissante des directions financières qui le réduisent à un business plan chiffré sur un horizon pluriannuel. Cette tendance recèle un danger majeur, souligne Christine Durroux : « Si le futur n’est plus formalisé que sous la forme de chiffres, alors on ne sait plus quelle histoire on raconte. Les chiffres sont nécessaires mais ils ne sont pas suffisants pour tracer un horizon stratégique. »

Une stratégie sert à choisir

Comment éviter ce schéma réducteur ? Le premier point clef est de maintenir séparés les processus stratégiques, financiers et opérationnels, et les séquencer en trois étapes. Le rôle du stratège doit évoluer vers celui de « chef d’orchestre » garant de l’harmonie de cette « valse à trois temps »

Second point clef : éviter de confondre le modèle stratégique et le business plan pour conserver à chacun ses vertus. Tandis qu’il revient au premier de synthétiser la vision et l’ambition globale de la réflexion, le second doit être conçu comme une projection concrète et chiffrée, capable d’impulser l’action et d’aligner les acteurs sur un objectif collectif. Enfin, troisième point clef pour échapper à l’emprise de la finance et s’ouvrir à de nouveaux horizons : choisir. La fonction stratégique débouche sur une multitude de projets dont la réalisation matérielle est inconciliable avec les ressources d’une entreprise. L’exercice doit donc établir des « critères d’arbitrage ». Lesquels auront pour rôle de trier les projets à lancer, affecter les moyens utiles au bon moment et au bon endroit mais aussi, éventuellement, mettre un terme à des actions ne présentant plus d’intérêt.

Pour finir, les travaux de ce cercle de réflexion a établi un quatrième constat : l’impact de la mondialisation sur la réflexion stratégique. Comment relever le défi du « global » ? Trois pistes ont été dégagées. La première préconise de conserver la prééminence du centre décisionnel, en procédant à des ajustements avec les équipes locales, le tout en permettant d’enrichir la démarche et d’éviter les angles morts (spécificités culturelles ou actualités locales). 

La seconde suggère d’explorer les écarts culturels dissimulés derrière l’usage de l’anglais pour tester la stratégie et ainsi renforcer sa robustesse. Enfin, pour favoriser le développement de l’entreprise à l’international, les stratèges ont tout intérêt à nouer une collaboration plus étroite avec les ressources humaines, une fonction capable de comprendre et traiter les enjeux humains mais aussi d’impulser des programmes de transformation ambitieux. 

POINT DE VUE EXPERTS



Les écueils et les exemples à suivre

Quels sont les écueils possibles du dialogue stratégique élargi ?

Christine Durroux : Il y a un équilibre à trouver entre le qualitatif – nouvelles idées, axes à explorer – et le nombre de personnes à mobiliser dans le dialogue stratégique. Trop élargir le cercle de discussion par souci de démocratisation peut faire émerger des positions très conservatrices ou des effets de mode passagers. Le programme de réflexion stratégique qu’avait engagé La Poste avec l’ensemble de ses facteurs il y a quelques années entre dans ce cadre. Il a une grande vertu : mobiliser les acteurs et créer du consensus. Mais il empêche l’introduction d’inflexions et de ruptures nécessaires pour faire évoluer sa stratégie.

De quels exemples s’inspirer pour devenir une entreprise plateforme ?

Jérôme Julia : Certaines entreprises étaient des entreprises plateformes avant l’heure. Mondial Assistance a mis en lien toutes ses parties prenantes, depuis les voyagistes et les clients finaux, vous et moi, en passant par toute la chaîne de prestataires qui seront mobilisés pour aider les personnes assurées. Edenred est un autre exemple typique puisqu’ils relient les entreprises qui achètent les tickets restaurants, les bénéficiaires qui les utilisent ainsi que les restaurateurs affiliés. L’intérêt stratégique de ce dispositif est de créer une barrière à l’entrée du marché et d’avoir du temps pour évoluer. C’est ainsi qu’Edenred a pu passer du papier au digital.

 

 

Le futur que se crée Air Liquide 

 

Air Liquide mise sur l’hydrogène comme future source d’énergie alternative. Un pari qui repose sur le double défi que doit relever la transition énergétique : augmenter la part des énergies renouvelables et électrifier les usages. L’hydrogène se pose comme une option efficace puisqu’il dote les véhicules d’une autonomie de 500 à 700 km pour un temps de recharge de 3 à 5 mn. Pour concrétiser un marché évalué à 1 000 euros par an et par véhicule, Air Liquide participe à différents projets-pilotes, investit dans un réseau de 400 stations-services ad hoc en Allemagne, finance des start-up et diffuse sa vision sur les réseaux sociaux et les médias.

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