Ressources humaines
Les grandes entreprises doivent trouver le parfait compromis entre l'intelligence artificielle et l'intelligence humaine pour garder leurs salariés impliqués. Cette question était au centre des débats de l’édition EMEA de Cornerstone Convergence, à Londres.

Les années passent, le rythme de l’innovation technologique accélère, et les RH s’adaptent. Lors de la dernière grand-messe annuelle des pros du recrutement et du management, à Londres, le mot « talent » restait une valeur sûre sur les Powerpoints. Lors de l’édition 2019 de Cornerstone Convergence, les 12 et 13 novembre, savoir comment nommer les compétences des salariés était finalement moins important que savoir comment quantifier leurs performances. Mais la question est d’abord de savoir s’il faut les quantifier. Et au-delà, de déterminer dans quelle proportion cette mesure de l’efficacité individuelle galvanise les incroyables talents, ou au contraire les mène au brown-out.

Lors de l’atelier « To rate or not to rate », le groupe Volvo a jeté un pavé dans la mare en indiquant avoir renoncé à la quantification des performances dans une expérimentation sur plusieurs centaines de salariés, alors que la technologie n’a jamais offert autant de solutions pour analyser le rendement des travailleurs, et que ses capacités d’approfondissement sont potentiellement illimitées avec la collecte de données en temps réel.

« Il est essentiel de maintenir un environnement psychologique sain pour créer de la motivation et atteindre un haut niveau de performance », a assuré Véronique Seurat, capability manager du constructeur automobile. « Classer les salariés, ou les noter, ne fait pas sens et est contre-productif. » Une métaphore utilisée pour relativiser l’efficience de la data ou de l’IA pour analyser les performances a fait mouche : « Même la meilleure fourchette est inutile quand vous mangez de la soupe. »

L’idée est essentiellement de responsabiliser le salarié, ou plus exactement de lui donner confiance en le mettant « dans le siège du conducteur » et en le conditionnant vers une logique de progression, et non de comparaison. La comparaison peut en effet être un jeu à somme nulle, en ce sens qu’elle implique un plus mais aussi un moins, à travers la mise sous pression et la dévalorisation d’au moins un salarié.

Une évaluation anxiogène

Une étude de Brandon Hall sur l’Effective Performance Management réalisée en 2018 indique que les sociétés les plus performantes sont celles qui vont le plus loin dans l’analyse approfondie des compétences à travers un dialogue poussé avec le salarié et ses collègues. Reste à définir les modalités de ce dialogue qui ne doit pas ressembler à une évaluation… ou de cette évaluation qui doit ressembler à un dialogue. Et c’est là que ça se complique, dans un monde professionnel qui abandonne toujours plus les lettres pour mieux se fier aux chiffres.

Henry Vasquez, senior product manager chez Cornerstone, reconnaît qu’il y a une « tension entre la gestion des performances et le développement du salarié ». « Le mot “évaluation“ (“assessment”) évoque encore trop souvent l’imminence d’un jugement, voire d’une sanction. Le développement du salarié implique qu’il soit à la fois écouté et mis en confiance par son manager. »

Cet ancien ingénieur chez SpaceX a identifié trois obstacles concrets au développement d’un salarié : une trop grande lourdeur des systèmes de données sur ses compétences et les recommandations de formation, une expérience d’évaluation des salariés trop administrative et anxiogène, une difficulté à synthétiser ses atouts et en même temps à savoir ce qui les rend uniques. L’expert suggère aux managers d’adresser aux employés chaque semaine deux questions simples : « Qu’attends-tu de moi pour être plus efficace ? » et « Qu’as-tu accompli la semaine dernière ? ». Il présente aussi l’interface d’évaluation typique pour un salarié, dans laquelle apparaissent les différentes informations basiques, les réalisations passées, les tâches actuelles, les compétences, les souhaits d’évolution.

Sur la page compétences figure une grille d’évaluation avec les cinq attributs principaux : vision du produit, gestion du projet, présentation, résolution des problèmes, collaboration. Deux petites pastilles apparaissent à chaque ligne : une bleue claire pour le salarié, une noire pour la moyenne des autres collaborateurs. Si la pastille se situe à droite de la noire, cela veut dire que le salarié a surperformé. Une ligne globale, avec toutes les compétences réunies, le situe de façon plus brutale et synthétique par rapport à ses collègues.

Mais n’entre-t-on pas là de nouveau dans la comparaison ? La mise à disposition d’un nombre toujours plus grand de données et d’outils technologiques peut être un véritable atout… tout comme elle peut être terriblement contre-productive si elle prend le pouvoir. La difficulté sera encore plus grande lorsque l’intelligence artificielle sera non seulement en mesure d’évaluer telle ou telle compétence d’un salarié par rapport à un autre, mais aussi par rapport aux objectifs qu’elle a elle-même fixés. Déjà, des applications tracent les faits et gestes professionnels du salarié pour mesurer s’ils sont conformes aux chiffres attendus. La technologie est utile si elle offre une grille de lecture qui permet au collaborateur de se motiver et de se dépasser. Mais elle peut aussi se transformer en outil de flicage si le vécu de la personne et son intuition passent derrière cette technologie. Le juste équilibre est difficile à trouver.

Entretien

« Nous misons sur le contenu »

 

Mark Goldin, chief technology officer chez Cornerstone

 

 

Comment s’assurer que les salariés ne soient pas perdus, voire démotivés, devant la technologisation de leur métier ?

Nous assistons à une accélération. J’y pense chaque jour, avec mon équipe, lorsqu’il s’agit d’écrire un programme, de sortir un logiciel, de l’améliorer. Il y a de plus en plus d’outils et de techniques. Mais des études démontrent que le temps d’adoption des nouvelles technologies est très rapide chez les individus. Il l’est un peu moins dans les entreprises et encore un peu moins au niveau des politiques publiques. S’il y a une vision pessimiste à avoir, c’est dans la lenteur des institutions politiques à gérer ces changements et à protéger la société, tant au niveau de la formation que de la reconversion des travailleurs les plus concernés.



Comment parvenez-vous à comprendre ceux qui utilisent vos logiciels à un niveau managérial, ou qui les subissent en tant que salariés récalcitrants en bout de chaîne ?

C’est une réflexion très intéressante, car elle implique de bâtir un logiciel qui ne doit pas seulement être au service de l’entreprise, mais aussi être agréable à utiliser. On parle d’ailleurs de plus en plus de « consumérisation de l’entreprise. » 



Est-ce le début d’une grande gamification du travail ?

La gamification est une autre manière de définir cette évolution. Les millennials et la Gen Z veulent des applis qui ressemblent à Facebook, Twitter, Instagram ou Snapchat, très simples à utiliser, très intuitives, en sachant qu’on ne peut plus se contenter de changer la couleur d’un écran. Nous misons aussi davantage sur le contenu, au-delà de la plateforme, avec par exemple de très courtes vidéos de formation. Ceux qui arrivent sur le marché aujourd’hui ont une capacité d’attention moins longue qu’avant. On ne peut plus leur demander de rester deux heures devant un écran.

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