Voix posée, articulation impeccable, prolixe mais pas verbeux, Thomas Douglas est l’illustration parfaite d’un candidat qui a raflé la mise – un poste de social media manager– grâce aux aspérités de son profil, à cette pointe d’originalité qui détonne sur son curriculum vitae. En un mot, à ses « mad skills ». Recrue récente de l’agence de communication YZ, Thomas Douglas est officier de réserve de l’Armée de Terre, affecté au 24ème régiment de l’infanterie. « Tout le monde n’a pas forcément d’appétence pour l’esprit militaire, détaille-t-il, aussi je ne le mets pas toujours en avant. Certains recruteurs peuvent y voir de la rigidité quand d’autres perçoivent une séniorité plus importante. À le mentionner, il y a une prise de risque que j’essaie d’évaluer. C’est très compatible avec les entreprises qui ont une culture du process, rompues au marketing sous contrainte. Les adeptes de l’agilité peuvent, elles, s’interroger. » À tout juste 25 ans, Thomas Douglas contribue, avec les 40 soldats qu’il forme et prépare, à la sécurité des marchés de Noël.
La petite ligne tout en bas du CV n’a pas échappé à Dimitri Granger, qui en 2017 a créé YZ, forte de 16 salariés aujourd’hui. « Certaines compétences métier lui font encore défaut, analyse-t-il, mais Thomas Douglas est capable d’un sang froid et d’une maturité rares pour son âge, des qualités utiles dans la gestion de projet. Notre besoin d’avoir des collaborateurs complètement élastiques sur les sujets, très adaptables est tel que ces personnalités retiennent toute notre attention. Les agences cherchent des salariés mutants, des cerveaux étonnants. Leur particularité : tout ne tourne pas autour du travail, d’où le développement d’autres compétences, source d’équilibre. De “mad skills”, ces spécificités deviennent des “normal skills”. Elles sont de nature à emporter la décision dans une phase de recrutement, insiste encore Dimitri Granger. Les compétences techniques de notre métier peuvent s’acquérir rapidement. Mais composer ainsi nos équipes demande ensuite de mettre en place un vrai management. »
Dimitri Granger n’est pas le seul convaincu. Selon le sondage publié en septembre dernier par le métamoteur de recherche d’emploi Indeed, 68 % des recruteurs attachent de l’importance aux expériences personnelles et hobbies à la lecture du CV et 54 % déclarent qu’une expérience professionnelle atypique a déjà eu un impact positif sur leur décision d’embauche. Aussi, après s’être gargarisés avec les « soft skills », les recruteurs seraient donc devenus accros à ces traits originaux, à ces compétences atypiques… Les « crazy people » auraient donc la cote depuis deux à trois ans. Si le terme même de mad skills lui est inconnu, Pascal Grémiaux, président-fondateur d’Eurécia, société spécialisée dans la gestion administrative du personnel et des talents, reconnaît un intérêt certain à la démarche : « L’environnement de travail s’accélère. Des profils trop lisses risquent de freiner l’entreprise dans sa capacité à innover. Aussi est-il judicieux pour les candidats de développer leur employabilité en misant sur leur originalité, sur ce qui les met en décalage. À l’instar d’un titre accrocheur dans un mail, les madskills donnent envie d’en savoir plus lors de la lecture d’un CV. Mais à condition pour celui qui postule de rester lui-même. Plus il sera “lui”, plus il sera efficace. »
Le savoir-être avant le savoir-faire
Les madskills, nouvelle formule à la mode dans le monde du management en France ? « Toujours avec un peu de retard, regrette Hymane Ben Aoun, administratrice de Syntec Conseil. Cet intérêt qui leur est porté vient de la Silicon Valley, de ces start-up à la recherche de la disruption. Elles veulent sortir du cadre. » À écouter Jean Pralong, titulaire de la chaire compétences, employabilité et décision RH à l’École de management Normandie, les mad skills puiseraient leur origine dans un brainstorming de cabinets-conseil. McKinsey inventait en 2001 le poste de « talent management acquisition ». « Les recruteurs ont toujours regardé la petite ligne du bas, confirme Hymane Ben Aoun… même si cela a longtemps été tabou, avec la problématique de la discrimination. »
« Candidats et recruteurs ne sont pas toujours à l’aise avec cette notion, abonde Julie Bertoni, responsable du développement des ressources humaines au sein du groupe Fed, spécialisé dans le recrutement. Or, avec 80 % des emplois de 2030 qui n’existent pas encore, les recrutements vont s’orienter de plus en plus sur le savoir-être que sur le savoir-faire. Transposables de la sphère personnelle au domaine professionnel, les mad skills s’inscrivent dans cette logique. » Alpinisme, sport de haut niveau, adepte de trails, poker… autant de mentions que l’on voit apparaître sur les CV. « Les candidats ont intégré le poids de cet élément dans l’étude d’une candidature, commente Hymane Ben Aoun. Résultat, ça devient fake. » Et jusqu’où aller ? De quel degré d’originalité faire preuve ? « Les organisations n’aiment pas beaucoup les “crazy people”, souligne Jean Pralong, car une pensée originale peut les bousculer. La relégation peut supplanter l’acceptation béate. » Tous les secteurs n’y sont pas sensibles. Dans les métiers à forte créativité en revanche, comme la communication ou le digital, une entreprise peut être amenée à choisir son futur collaborateur sur les mad skills. La preuve avec Thomas Douglas.