Entrepreneuriat
Au cours des trois derniers mois, les médias ont fait la part belle à la situation complexe vécue par le salariat. Mais, qu’en est-il des free-lances ? Zoom sur une population oubliée, pourtant en plein essor.

Rony Msika fait les comptes. Cofondateur de Topfive, société d’agents de free-lances dans le digital et les IT, il recense une vingtaine de missions en mai 2020, contre sept fois plus en 2019. « Tout est mis en stand-by, commente-t-il. Et les entreprises qui maintiennent leurs offres cherchent, mais sans déterminer de date de démarrage.  Les free-lances vivent une véritable claque, mais de quelle ampleur réellement ? » Si l’activité partielle touche 11 millions de salariés à la mi-mai, aucune statistique n’est fournie quant à l’impact de la crise sur les free-lances. Un vide sidéral. La demande de données auprès du ministère du Travail est restée lettre morte. « Dans l’esprit de tout le monde, analyse Jean Pralong, enseignant, titulaire de la chaire compétences, employabilité et décision RH à l’Ecole de management (EM) de Normandie, le travail est salarié. Les périphériques, on les connaît très mal. »    

L'effet free-lance

Pourtant, d’après l’enquête 2019 de Malt, plateforme de freelancing dans le numérique comptant 100 000 inscrits, 930 000 professionnels ont choisi ce mode d’exercice en France, un chiffre qui a bondi de 150 % entre 2008 et 2018. Environ 50 000 actifs se laisseraient séduire chaque année. À comparer aux 29,8 millions de salariés. L’instauration du statut d’auto-entrepreneur en 2009 a ouvert la voie. La progression a été dix fois plus rapide que pour la population salariée. Pour preuve de « l’effet free-lance », un sondage à bras levés réalisé dans un amphi de la business school Kedge montre qu'un quart des étudiants ont déjà déposé des statuts de micro-entreprise. En Europe, avec 9,4 millions de freelances, la progression est de 31 % en dix ans.

Toute la question est de savoir si cette tendance traduit une évolution du marché du travail ou sa paupérisation. La réponse dépend sans doute du secteur d'activité. Le segment tech-data-UX échappe à la crise aux yeux d'une majorité (56 %) de répondants de la plateforme « Crème de la crème », interrogés début avril (lire encadré).  Les high tech sont friandes de free-lances, mais tous les secteurs sont concernés, du marketing à la culture, du web à la formation, de l’hôtellerie au storytelling, en passant par la publicité, le consulting en RH ou en SEO (Search engine optimization)…

Des situations disparates

« Mon chiffre d’affaires de mars a été sauvé pour partie, témoigne Stéphane Lamarre, graphiste indépendant pour le compte de restaurants ou d’agences immobilières. En avril, il va se résumer à zéro. En mai, voire plutôt juin, peut-être 50 %, avec de la chance. Mais, du jour au lendemain, les contrats ont été stoppés. Une grosse opération de PLV (publicité sur le lieu de vente) pour la marque japonaise de cosmétiques Shiseido à la Samaritaine a été reportée en septembre, par exemple. Mes confrères, tous en free-lance, traversent la même période difficile », conclut-il. Même coup de frein pour Alix Davonneau, qui se définit elle-même comme « flow-boosteuse créanovatrice », autrement dit experte en communication et en flux. « J’étais à 100 % sur un projet, le Transition forum 2020 qui devait avoir lieu en mai. Et il n’y a pas d’à-côtés. Une vraie catastrophe naturelle, en plus du volet sanitaire », résume-t-elle.

Mais, parler des freelances revient à faire de la dentelle. La crise du Covid 19 a des effets variables selon le métier, l’ancienneté dans les fonctions, la qualité du réseau, la taille des entreprises clientes ou bien encore la nature des projets. Pour preuve, le sourire dans la voix de Julien Josset, graphiste-directeur artistique : « Je n’ai pas arrêté une seconde. Pas de temps mort. Dix heures par jour, six jours sur sept ». Presse, maison d’édition… son activité a perduré. « 23 % d’entre eux déclarent être fortement impactés (lire encadré), commente Arnaud Lacan, professeur, expert dans le travail indépendant et aux nouvelles formes d’entrepreneuriat. Loisirs, services ou bien encore enseignement vivent une situation dramatique. Les agendas des formateurs se sont vidés d’un coup, pour une reprise début 2021 ? »

 

Difficulté à se faire payer

 

Le maintien des missions n’est pas le seul enjeu. « Le plus dur pour moi est de me faire payer, commente Julien Josset. 30 000 euros sont dans la nature, pas encore payés. Dans certains cas, c’est le télétravail qui ralentit le process, avec une signature du boss à obtenir. Mais, dans d’autres, je n’arrive à joindre personne depuis deux mois. »

1 500 euros, tel est le montant accordé par le Fonds de solidarité aux « iPro », pour reprendre la terminologie employée par l’European forum of independent professionals (EFIP), en cas de baisse de l’activité de plus de 50 %. Sans rentrée financière en avril, Emmanuel Cohen-Laroque, spécialisé dans les applications mobiles et le développement, a apprécié la rapidité de l’opération. « En trois clics, c’est plié. Mais, on aimerait savoir si ce dispositif va perdurer… » 1 500 euros versus 84 % du salaire net avec le chômage partiel : les free-lances sont-ils les laissés-pour-compte de cette folle parenthèse ? « Embarqués comme tout le monde dans ce chaos, commente Arnaud Lacan, ils le sont avec un degré moindre de protection. Les 1 500 euros ou le report de charges ne vont pas compenser la chute de leur CA. » Déjà, en 2019, selon l’étude de Malt, « 85 % des free-lances ne se sentaient pas bien pris en considération dans le débat politique et économique. Et l’assurance chômage arrivait en tête de liste de leurs préoccupations, à 52 %. » Des taux qui devraient être revus à la hausse à la prochaine édition.

51 % des free-lances ont confiance en l'avenir 

« Le marché se posait des questions, il fallait les rassurer ». Jean-Charles Varlet est le cofondateur de « Crème de la crème » qui gère quelque 8 000 profils membres de cette communauté sélective de free-lances en tech-data, design & produit et marketing digital, mise sur les rails il y a cinq ans. Du 8 au 11 avril, un sondage a été réalisé auprès de 831 d'entre eux, soit un peu moins de 10 % des inscrits. « Malgré des temps difficiles, les free-lances restent sûrs de leur choix, 51 % déclarent avoir confiance en l'avenir », met en avant Jean-Charles Varlet qui connaît bien l’état d’esprit entrepreneurial, pour avoir osé quitter les bancs de l’Essec pour se lancer dans l’aventure de cette plateforme communautaire. « Démarche clientèle, gestion des finances ou bien de son temps, tout le monde n’est pas fait pour endosser le costume de free-lance. C’est inhérent à ce mode d’exercice que de savoir supporter des risques. 64 % d’entre eux voient leur mission se prolonger. Et pour près d’un free-lance sur deux (49 %), l’impact est limité à une perte de moins d'un quart de leur chiffre d’affaires sur le deuxième trimestre [19 % estiment cet impact à 50 % et 23 % le chiffrent à plus de 75 %]. Les petites boîtes suivent le trend général. On ne cherche pas à se débarrasser d’elles. Les freelances sont bien intégrés à l’écosystème. Ils ne constituent plus la variable d’ajustement. Ce mode d’exercice est devenu normal. »

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