Organisation
Encore marginal il y a peu, le télétravail est désormais au centre du jeu. Sonne-t-il pour autant le glas de l’open space ? Des transformations majeures sont en tout cas à prévoir.

En portant à une échelle inédite le télétravail, le Covid-19 vient-il de sonner le glas de l’open space ? Le diagnostic est encore prématuré car cette préoccupation reste encore minoritaire. « La réflexion sur l'évolution de l'open space touche essentiellement deux types d'entreprises : les start-up et les grandes entreprises, rappelle Romain Fusaro, directeur marketing chez Isospace. Beaucoup de start-up se posent la question : pourquoi louer un espace pour quinze à vingt personnes alors que le travail peut être fait à distance et que les salariés ne veulent pas forcément vivre dans les grandes villes ni avoir de grands trajets ? »

Si le champ est restreint, les évolutions sont nettement perceptibles. Parmi les projets en cours de développement qu’il supervise, Gilles N. Dagher, directeur fondateur de Ensinia, constate déjà une augmentation de la modularité avec des espaces pouvant accueillir deux bureaux séparés par des cloisons mobiles, ou des espaces isolés pouvant accueillir plusieurs personnes : « De façon générale, les open space vont devenir plus agiles, avec une optimisation des surfaces pour accueillir plusieurs collaborateurs, dont des espaces collaboratifs modulaires accueillant un nombre plus réduit d'entre eux. Cependant, ces évolutions ne doivent amener à tirer des conclusions hâtives. »

Beaucoup d’entreprises s'interrogent, à l’instar de SISW, la branche software de Siemens. Pour son directeur général, Jean-Marie Saint-Paul, la situation actuelle soulève un point crucial : « Avec l'essor du télétravail, on va se poser la question suivante : pourquoi le salarié voudra-t-il venir au bureau ? » Il estime que l’évolution en cours « va transformer le bureau en lieu de destination » : « Les salariés y viendront pour une raison précise et pas parce qu'ils n'ont pas le choix. Quels services proposeront les locaux futurs de l'entreprise ? Il y aura le poste de travail, mais aussi des salles de réunion pour des échanges formels ou informels, des infrastructures techniques particulières, voire de modes de connexion à distance plus sophistiqués avec d'autres collaborateurs. »

Vers le « nomadisme »

Avant fin 2020, SISW projette de regrouper à Châtillon 300 collaborateurs auparavant répartis dans différents sites de la région parisienne. La configuration du nouveau site sera assurément différente de la formule actuelle des open space dont Jean-Marie Saint-Paul a mesuré les limites : « Cela permet une optimisation des surfaces mais au détriment du confort et de la productivité des collaborateurs qui finissent par moins communiquer oralement, pour ne pas déranger leurs collègues, et envoient donc plus de mails... » Si le retour aux bureaux individuels semble improbable, sauf chute spectaculaire des prix de l’immobilier, une voie nouvelle lui semble possible : « La solution se situe sans doute dans un entre-deux, avec des îlots qui accueilleront des “tribus” de six à dix personnes, mais aussi des espaces du type amphithéâtre, des salles de brainstorming, des espaces plus calmes dont l'ambiance pourrait ressembler à celles des bibliothèques, décrit le dirigeant de SISW. Cela faciliterait une forme de nomadisme au fil de la journée. » Un nomadisme qui peut aller jusqu'à la mise en place de postes de travail non individualisés afin de permettre une plus grande souplesse d'utilisation.

Reste cependant à trouver un « point d’équilibre » entre ces différents espaces dédiés à la collaboration ou à la concentration. La direction de SISW a entamé des échanges avec les managers et les collaborateurs pour déterminer les besoins de chaque « tribu » et mettre en place les services qui leur seront utiles. Trouver un compromis satisfaisant exigera d’autant plus d’efforts que ces discussions devront prendre en compte la dimension immobilière. « Là encore, il y aura des compromis à gérer », note Jean-Marie Saint-Paul.

Immersion plus intense

Confronté au quotidien à de tels processus, Gilles N. Dagher estime que deux paramètres vont orienter la réflexion des entreprises : l’efficience et le coût. Les coûts de l’immobilier restant élevés dans les grandes métropoles, il postule que les directions financières s’interrogent sans doute sur la pertinence du modèle actuel : faut-il continuer à miser sur autant de surfaces pour les collaborateurs ou faut-il tirer les leçons de la période de télétravail généralisée vécue durant le confinement ? « Il est vraisemblable que beaucoup d'entreprises allégeront les dépenses liées à l'organisation spatiale, estime Gilles N. Dagher. Elles vont s'engager vers une articulation entre smart office – horaires décalés, shifts entre équipes – et télétravail. »

Les locaux de l’entreprise sont-ils condamnés à devenir des espaces de transit ? Jennifer Plaisant, dirigeante de DecoForDesk, pense plutôt l’inverse : « Le besoin de réunir régulièrement l'ensemble des collaborateurs va prendre de l'importance car il est difficile de diffuser et de conserver une culture d'entreprise à distance. Cela va aussi impacter les locaux car il faut que les collaborateurs et les personnes extérieures connaissent l'entreprise. » Une perspective partagée par Philippe Paré, directeur général de Gensler France, spécialiste de l’aménagement de travail, qui prend appui sur le même besoin pour adresser un message aux dirigeants : « Cette crise est une opportunité pour, d'une certaine façon, doubler la mise et faire de ces lieux des espaces d'immersion plus intenses. » Même si sa forme future reste encore à déterminer, l’open space est déjà engagé dans une mue profonde qui va peut-être entraîner celle de toute l’entreprise.



 

L’entreprise, futur lieu « incitatif et intense »

À terme, les locaux des entreprises pourraient connaître une évolution encore plus marquée. Pour Philippe Paré, directeur général de Gensler France, ils vont devoir proposer des espaces « qui devront être incitatifs et intenses pour accélérer l’efficacité du travail ». De quoi remettre en cause « la raison d’être » actuelle des bureaux et puiser l’inspiration dans d’autres secteurs, selon ce spécialiste de l’aménagement : « Les entreprises auraient sans doute beaucoup à apprendre de l'événementiel ou de l'hôtellerie pour améliorer la façon dont elles accueillent les collaborateurs. D'autant qu'il ne faut pas sous-estimer l'angoisse que ressentent beaucoup de personnes à revenir sur leur lieu de travail. Il va falloir les rassurer en rendant bien visibles tous les protocoles sanitaires et le résultat des pratiques de nettoyage et de désinfection. »  

Une telle perspective restera cependant l’apanage d’une minorité, estime pour sa part Gilles N. Dagher, directeur fondateur de Ensinia : « Les expériences immersives seront plus faciles à mettre en place dans les PME. Dans les grandes structures, il est plus difficile de faire évoluer les modes de fonctionnement dans l'immédiat et les décisions se baseront sur des objectifs simples : réduire le nombre de personnes présentes, sécuriser les échanges et les circulations, disposer d'une signalétique et mettre à disposition un matériel adapté, par exemple. Il me semble donc que ces expériences immersives ne seront pas immédiatement d'actualité dans les grandes structures. »   

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