Ressources humaines
Si le phénomène n’est pas nouveau, la crise du Covid semble amplifier les CV « bodybuildés », revus et corrigés. Analyse d’une pratique qui pousse les entreprises à développer des parades.

Pour Yohan Zibi, CEO d’EveryCheck, jeune entreprise dans la vérification des données, le constat est clair : « Les mensonges détectés dans les 10 000 CV passés en revue ont progressé de plus de 10 % depuis le début de la crise sanitaire. Et tout particulièrement à partir de juin, à mettre peut-être en lien avec la fin de certaines allocations. Le bond est même de 15 % sur le marché de la santé, avec des métiers en tension pour répondre à l’urgence. » Un pourcentage qui inquiète. Cette tendance à la hausse surprend en rien Jean Pralong, professeur à l’École de management (EM) Normandie. « Ce taux constitue un indicateur d’inquiétude, explique-t-il. Les candidats ont la crainte d’être en concurrence avec plus de monde, pour un nombre d’opportunités plus limité. Aujourd’hui, les candidats ont tout simplement la trouille ! » Déjà, avant la crise sanitaire, en 2018, 85 % des candidats déclaraient normal d’arranger leurs CV, selon « l’Étude sur les CV trompeurs », parue en 2018. Pour Loïc Douyère, directeur associé de Florian Mantione Institut, réseau de conseil RH, à l’origine de l’étude, « le confinement et les mooc ont permis de travailler le CV pour qu’il réponde aux attentes des recruteurs. D’ailleurs, les deux tiers ne font aucun contrôle. Avec cette chirurgie esthétique du CV, c’est un peu l’arroseur arrosé ! »

Faux diplômes

VerifDiploma chiffre à 6 % ou 7 % la part de CV faux. Créée en 2001, cette société ausculte 120 000 curiculum vitae par an. « Fausses copies de diplômes, faux certificats de travail, tous les candidats maîtrisent Photoshop, commente Rafael Mélinon, directeur général adjoint, aussi le taux est-il en progression. C’est plus un phénomène de société sur la durée qu’un problème qui émerge en raison de la crise sanitaire que l’on traverse. Des sites permettent aujourd’hui d’acquérir des diplômes et de les recevoir en 48 heures chrono ! » Faciles à trouver sur internet, avec un marketing digne d’une société parfaitement honnête, ces sites demandent de 150 à 200 euros pour avoir un certificat d’aptitudes professionnelles (CAP) jusqu’au master, plus vrais que natures. « Créez un diplôme et nous vous l’imprimons ! », « Durant la période de confinement, nous continuons d’assurer nos livraisons ! », « L’engagement d’une qualité identique à l’original ! », « Parfois, les services de scolarité n’arrivent même pas à déceler le vrai du faux », déplore Rafael Mélinon. Et c’est sans compter les moulins à diplômes ou « diploma mills » en version anglaise, ces établissements qui existent mais sans enseignement à la clé. Un marché mature et structuré dans les pays anglo-saxons.

Même s’il y a encore une marge, la France est sur cette voie… Toutefois, pour Dominique Lemaire, directeur du pôle management & entrepreneuriat de Compétences et Développement, réseau de centres de formation, « tricher sur les diplômes risque de devenir plus complexe à l’avenir. Les écoles ont renforcé le suivi de leurs diplômés. La digitalisation va sécuriser les parcours… même si le Règlement général sur la protection des données (RGPD) soulève un certain nombre de questions sur la conservation des data.  »

« Arrangements avec la vraie vie » 

Le sujet parle à Tiffany Guilpain, responsable des RH de JVWeb, agence d'e-marketing spécialisée dans le référencement.  Au terme de triche, elle préfère celui « d’arrangements avec la vraie vie ». D'où des questions précises : « Quelles sont les dates d’entrée et de sortie dans la précédente entreprise ? Racontez-moi un cas concret d’injustice vécue ? »..., interroge-t-elle.  Pour elle, il s'agit de repérer les enjoliveurs. « Est-ce que le candidat a un verni ? Ou a-t-il réellement mis les mains dans le cambouis ? Et l’anglais affiché comme couramment parlé est-il aussi maîtrisé qu’avancé ?… L’investissement est fort, avec trois fois plus de temps consacré à chaque candidat à “checker” différents éléments du parcours – et la mise en situation permet de déceler les mensonges, d’ailleurs -, mais je m’y retrouve à ne pas avoir à gérer des sorties houleuses. Aucune interruption en période d’essai depuis moins de deux ans.»

Les approximations sur les fins de contrat sont légion. Un constat également dressé par Laetitia Naon, directrice associée de Groupe Campus, agence de communication experte sur la cible étudiante. « Les périodes d’essai sont transformées en contrat d’un an, précise-t-elle, ou le motif de départ mentionné n’est pas le bon. C’est encore plus vrai sur les métiers en tension, comme pour les business développeurs. Cette "audace" concerne un candidat sur trois. On ne peut pas se permettre d’éliminer un tiers des profils. »

Flou

Un élément doit alerter l’œil du recruteur : le flou. « Le détail permet de mesurer l’ampleur réelle de la précédente mission, précise Émilie Legoff, CEO et fondatrice de Troops, plateforme digitale RH, et présidente de la French Tech One qui reconnaît s’être fait avoir deux fois. Manager d’équipe, mais de combien de personnes ? Les responsabilités sont bien différentes entre un staff de 10 et 100 collaborateurs. Des ventes en progression, mais de combien ? Pour quels produits ? Plus les données chiffrées sont fournies, mieux c’est. » « Tant que les entreprises se concentreront sur le CV, l’exercice qui vise à le pipeauter perdurera », prédit Océane Roudier, co-CEO de CodeWorks.

La problématique alimente nombre de  discussions dans le monde des RH – particulièrement avec l’arrivée des jeunes aux parcours plus chaotiques en raison du contexte, les stages écourtés, les diplômés non validés. Tiffany Guilpain en est convaincue : « Ce sera le sujet de l’année 2021. »

« Tout dépend du stade auquel c'est détecté »

 

Diane Reboursier, avocate counsel, spécialisée en droit social chez August Debouzy, cabinet d’avocats d’affaires

 

« Que dit le droit du travail ? À dire vrai, les arrêts sur ces sujets sont peu nombreux. La judiciarisation de la société n’est pas allée jusque-là. Mais la situation pourrait évoluer avec des contrôles plus fréquents, au vu aussi de ce qu'il se passe dans les pays anglo-saxons. En réalité, tout dépend du stade auquel la triche est détectée. À l’embauche ? Plus tard ? Et quel métier est concerné ? Mentir sur un titre pour exercer une profession réglementée est du ressort du droit pénal. "Faux et usage de faux" est passible de trois ans d’emprisonnement maximum. La loyauté peut être aussi en jeu. Mentir pour un collaborateur d’une banque pourrait aboutir à un licenciement pour faute grave. C’est en effet de nature à fausser la relation sur des fonctions qui nécessitent la confiance. Mais, pour les petits mensonges, il en est tout autrement. Sur quoi cette approximation a trompé le recruteur ? Vérifier lui était possible. Un employeur ne peut pas licencier le salarié si le diplôme annoncé n’existe pas tant que cela n’a pas faussé la compétence. Un niveau de langues qui n’a rien à voir avec ce qui est indiqué : le recruteur n’avait qu’à le tester. S’il n’a pas vérifié les compétences et les diplômes qui étaient si importants à ses yeux, l’employeur n’a qu’à s’en prendre à lui-même. Et la période d’essai existe aussi. »

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