Portées aux nues depuis plusieurs années, les soft skills sont de plus en plus souvent sujettes aux critiques. Simple mise en perspective ? Ou remise en question d'une approche managériale ?
Intitulée « Le délire collectif des soft skills », la vidéo d’Ibrahima Fall, docteur en gestion, a fait un tabac. « D’ordinaire, les interviews tournent autour des 20 000 à 25 000 vues, explique Priscilla Dusart, manager de la communication de Xerfi, institut d’études privé. En moins de trois semaines, il en a fait 42 500. » Serait-ce le premier signe du lézardage d'un discours bien rodé derrière lequel toutes les entreprises s’engouffrent tête baissée, sans plus de réflexion ? Que sont les soft skills, selon Ibrahima Fall ? « Une bouée de sauvetage, répond-il. Le management a pour ambition d’aider les entreprises à maîtriser l’incertitude. Et les compétences comportementales contribuent à déresponsabiliser les organisations, pour rejeter les conditions de la réussite sur les épaules des seuls individus. Qui aurait pris un Mark Zuckerberg qui parle mal, qui est timide et ʺfait bizarreʺ ? », interroge celui qui est par ailleurs fondateur d’Hommes & décisions, cabinet conseil. « La performance n’est pas drivée par une collection d’individus. L’environnement doit être ʺcapacitantʺ. »
Ibrahima Fall n’est pas le seul à faire entendre une petite voix dissonante sur ces compétences douces auxquelles il est de bon ton de croire dur comme fer. Les langues se délient. « Tout est à la sauce soft skills maintenant, s’agace Vincent Berthelot, responsable de la stratégie digitale chez Winning girls, association qui promeut le leadership féminin. Mais, la bienveillance ne s’apprend pas en un stage de deux jours. La gentillesse ? Le côté lumineux ? On en fait trop. C’est du verbiage. Les professionnels font partie de réseaux et ne peuvent pas aller à l’encontre de ce discours ambiant. » Un point de vue qui colle à la pensée de Christine Biais. Chasseuse de têtes dans le secteur de la communication, publicité et du marketing, avec CBiais recrutement, elle est très sceptique. « À voir les discriminations toujours subies par un senior, un candidat à l’apparence trop 9.3… s’énerve-t-elle. Tout ce qui sort du cadre reste angoissant pour l’entreprise. On est loin des aspérités prônées. Il y a un show actuellement… Les entreprises se rachètent une conduite et font ainsi de la publicité gratuite ! »
Contours flous
Mais au fait kezako les soft skills ? L’empathie pour les uns, l’écoute pour les autres, ou la gestion du stress. Pourquoi pas l’autonomie, le pouvoir de persuasion ou bien encore la capacité à collaborer… ? Il y autant de soft skills que de managers ou de directions des ressources humaines. C’est là où le bât blesse. « Le terme n’est pas stabilisé, explique Caroline Deblander, experte en RH en Belgique. Aucun consensus à ce sujet, ni référentiel commun dans la littérature anglaise ou française. » Petites boîtes ou CAC40, secteur public ou privé… la définition est à géométrie variable. Il y a du flou. Dans son rapport publié en 2020, le Word Economic Forum a listé les dix soft skills qui pèseront d’ici 2025. Exemples : l’esprit analytique et innovation, les stratégies d’apprentissage, la résolution de problèmes complexes…
Pourquoi ne pas faire de la définition un projet partagé par tous en entreprise, pour avoir un référentiel commun ? Une suggestion de Julie Parod, directrice associée chez Ici Barbès, agence de communication pluridisciplinaire. « Ne serait-ce que pour répondre aux enjeux que sont le désamour des agences et la quête de sens, explique-t-elle, apporter ce pas de côté est essentiel. On est en train de re-challenger notre modèle. On grandit beaucoup grâce aux rencontres. Quand une marque fait une compétition, toutes les agences sont au même niveau d’un point de vue technique. Le petit plus ? Les soft skills, autrement dit le relationnel. » Et, poursuit-elle, « d’un talent, on se dit parfois qu’on ne peut pas passer à côté, pour ouvrir les horizons… même si cela demande un travail sur soi du manager. À dire vrai, c’est une question de générations. »
L’entrée de l’intelligence artificielle dans le monde du travail devrait contribuer à accélérer le process. Et Louis Ducret, expert en stratégie orale chez Whistcom, de paraphraser le philosophe Henri Bergson : « tout supplément de technique nécessite un supplément d’âme ». « La motivation passe assez mal par mail, développe-t-il. D’où le retour des conventions, pour que l’entreprise soit rentable, avec le souci du fond, de la forme et du format. » Benoit Serre, vice-président de l’Association nationale des DRH (ANDRH), y voit même un atout au poids grandissant des soft skills. « Elles constituent un axe de diversification des profils, commente-t-il, pour éviter le risque de clonage basé sur les seules compétences techniques. À définir au regard de la culture d’entreprise. »
Mais comment faire pour les évaluer ? Fondateur et dirigeant de l’Institut Boostzone, spécialisé sur les questions de management, Dominique Turcq suggère les évaluations par le client. « Comment évaluer si une hôtesse sourit suffisamment ? Ou pas ? Le risque de glissement existe, précise-t-il. Plus de subjectivité s’introduit dans l’entreprise. Les syndicats se battent contre ce genre de choses. Attention aux abus. »
Trois questions à Grégory Gallic, manager offre et expertise professionnelle chez Cegos, organisme de formation continue.
Quelles demandes formulent vos clients en matière de soft skills ?
Nos clients n’abordent pas les soft skills via ce terme générique, mais sur une compétence en particulier, comme la gestion du temps, la conduite de réunions ou bien encore les techniques d’expression… Autant de compétences comportementales présentes à notre catalogue depuis plus de vingt ans. Ce n’est pas nouveau. On vient juste, aujourd’hui, englober le tout dans un terme qui est soft skills. Avec une liste qui peut être extrêmement longue, proposer un seul stage s’apparenterait à de l’escroquerie intellectuelle, qui reviendrait à picorer sur 30 minutes ou une heure. Une fausse promesse. En revanche, ce qui est nouveau ? L’appétence de nos clients pour ces compétences douces. Dans un contexte fait de soubresauts, elles facilitent en effet l’adaptation.
Comment cela se traduit sur votre chiffre d’affaires ?
Le marché est en hausse depuis cinq ans maintenant. Une croissance à deux chiffres. La dynamique provient surtout des clients grands comptes. Avec en tête de liste des attentes la gestion du temps (+15% en un an). Les petites entreprises se focalisent davantage sur les formations métier ou les formations obligatoires. Alors, les soft skills apparaissent comme la cerise sur le gâteau.
Quid des demandes individuelles de salariés, via le compte personnel de formation (CPF) ?
Institution chargée d’améliorer la formation professionnelle, France Compétences a récemment serré la vis : depuis janvier 2022, moins de formations sont éligibles au CPF. Ainsi, de plus de 200 formations qui l’étaient, nous n’en avons plus qu’une petite cinquantaine.