Management

Depuis l’avènement du télétravail, l’immixtion de la vie de l’entreprise dans la vie privée a fait couler beaucoup d’encre. Et si le match se jouait aussi dans le sens inverse : l’interférence permanente des comptes perso de Facebook, Insta, WhatsApp ou TikTok dans l’espace professionnel.

Le droit à la déconnexion ? Un grand classique du monde syndical. Un sujet qui fait florès avec le télétravail. Le 6 février a même été défini comme la journée sans portable et pour la déconnexion. Et depuis 2017, la question est encadrée par le Code du travail dans son article L2242-17. « On est resté là-dessus, commente Yann-Maël Larher, avocat, fondateur de Legal brain, spécialisé dans les questions relatives au travail et au numérique, mais il n’y a rien sur les notifications nombreuses reçues par les collaborateurs sur leur téléphone personnel sur leur lieu de travail, sur ces micropauses qui viennent ralentir la productivité et l’efficacité. Les entreprises n’ont pas envie de s’en occuper pour éviter une levée de boucliers. Personne ne veut mettre le doigt sur le sujet. Il est tabou. »

Selon une étude de 2014 menée outre-Manche par Tecmark, pas moins de 220 fois par jour, notre téléphone est pris en main. On vérifie. On « scrolle ». On réagit aux notifications. On répond. On appelle pour des conversations de la sphère privée. On joue. Cette consultation compulsive s’appelle la nomophobie. 220 fois ? « Un score sans doute bien dépassé maintenant, confie Salomé Benhaim-Cohen, psychologue clinicienne à Stimulus, cabinet en santé psychologique au travail et politiques de qualité de vie au travail, quand l’étude ʺState of mobile de 2022ʺ indique que les Français passent 3 h 30 heures sur leur smartphone quotidiennement, un chiffre en progression depuis 2019 – ça n’était que 2 h 45. Une façon aussi de remplacer la pause-café… »

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« On ne se rend pas compte de l’invasion du téléphone portable, déplore Claudine Eutedjian, avocate, autrice d’articles pour Le Village de la justice, site communautaire. Or c’est le corollaire du droit à la déconnexion. On n’arrive même plus à faire la part des choses. Le sens commun a disparu. Il y a des heures où l’on peut être joint, d’autres pas. » Les dégâts des interruptions sur la concentration, et la qualité du travail, sont connus depuis les années 1950. On parle de la loi de Carlson, du nom de cet universitaire suédois qui les a mis en lumière. Début des années 2010, une professeure américaine – Gloria Mark - a quantifié l’impact. À chaque interruption, 23 minutes et 15 secondes sont requises pour être à nouveau concentré. Et ça, c’était avant le télétravail ou l’autonomie développée pendant la pénible pandémie. Le pli est pris : la porosité est de mise entre les deux sphères. « Le moi prend le dessus sur le collectif, constate David Guillocheau, directeur général de ZestMeUp, plateforme qui booste l’engagement des collaborateurs. L’équilibrage est peut-être en train de devenir un déséquilibrage au détriment de l’entreprise. D’où un exercice de pédagogie à faire. »

Selon Claudine Eutedjian, « il sera plus facile d’encadrer que d’interdire. » Facile ? Peut-être pas tant que ça. « La loi sur la déconnexion ne va pas jusqu’au bout de la démarche, commente François Geuze, consultant RH, expert dans les nouvelles technologies appliquées au domaine de la gestion humaine. Seule la moitié du chemin a été faite. L’autre moitié serait d’examiner le travail réel, d’identifier les flux d’information, le nombre d’interruptions, de coups de fil personnels… L’entreprise se bordélise elle-même. »

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Selon la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), la possibilité d’utiliser des outils personnels relève avant tout d’un choix de l’employeur qui peut tout aussi bien l’autoriser sous conditions. Ou l’interdire. Le principe trivial du « demerden Sie sich » [faux germanisme signifiant « démerde-toi »] à l’heure du « bring your own device » ou BYOD - expression anglaise pour désigner l’utilisation d’équipements personnels dans le contexte de l’entreprise. Des chartes informatiques ont bien vu le jour, mais pas dans toutes, et ce, davantage pour traiter des consultations privées sur l’ordinateur de l’entreprise ou de l’intrusion du monde du travail dans la vie perso. « On n’a pas mis en place de dispositif statistique parce que ce ne serait pas sans poser quelques problèmes au titre du RGPD, analyse Michel Oury, directeur conseil en transformation numérique chez Adista, spécialiste des solutions informatiques à destination des entreprises et des collectivités. Et la question se pose de l’égalité de traitement ». Non soumis à horaires, les cadres doivent-ils évoluer avec le même cadre qu’un collaborateur qui pointe, aux horaires fixes ou en contact clientèle ?

« Les entreprises qui continuent à avoir en tête le schéma d’un mur de Berlin entre la vie pro et la vie perso de leurs collaborateurs ne s’inscrivent pas dans le sens de l’Histoire, analyse un brin agacé Thomas Chardin, dirigeant fondateur de Parlons RH, agence digitale de la fonction RH. Interdire d’aller sur TikTok aujourd’hui, quand c’est une solution forte de recrutement dans un contexte de marché tendu, paraît curieux. » Pour des raisons de sécurité, les agents de la fonction publique ont depuis peu l’interdiction de télécharger l’appli sur leur téléphone pro. Mais au-delà, c’est la sursollicitation permanente qui pose problème. Caroline Sauvajol-Rialland, consultante, a fait de l’infobésité sa spécialité. « Un rapport de 2012 disait qu’elle allait devenir une préoccupation majeure pour le monde du travail dans les dix prochaines années. Nous y sommes », affirme-t-elle.

Trois questions à David Mahé, président de Stimulus France, fondateur de Human & work et administrateur de Syntec Conseil

L’intrusion du smartphone et des outils personnels en entreprise est-elle problématique pour les managers ?

SMS, réseaux sociaux, en bip ou avec la fonction vibreur… ces interruptions sont de nature à nuire à la capacité de concentration. Beaucoup de managers s’en plaignent. Et si des formations d’utilisation des technologies ont été mises en place, les entreprises n’osent pas le faire pour les bonnes pratiques en matière de sollicitations personnelles. Il faut oser poser la question. On invite à créer des règles d’usage. Il y a une irritation forte sur ces sujets.

À qui revient de poser le cadre ?

Pas besoin d’un accord d’entreprise. Cette tâche est du ressort du manager. À lui d’animer une réunion sur le sujet.

Il lui revient cette mission-là aussi ?

L’irruption de la vie privée dans le monde de l’entreprise a été tolérée depuis longtemps. Aussi, cette tâche, qui peut s’apparenter à un retour en arrière par rapport à des habitudes prises pendant des années, risque-t-elle d’être moins populaire. Mais tout comme on prend des distances aujourd’hui par rapport au télétravail, qu’on nous a sans doute un peu survendu, il faut du recul pour tirer des enseignements. Il y a un enjeu essentiel, à savoir la santé mentale des collaborateurs. C’est un facteur de stress. On peut imaginer d’éteindre le téléphone pendant 30 ou 45 minutes. Revenir simplement aux fondamentaux, comme cela se faisait avant. Nous sommes à un moment où l’on doit avoir une symétrie des attentions : assurer le droit à la déconnexion et protéger le salarié des interruptions personnelles.

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