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Le documentaire Netflix L’arnaqueur de Tinder a (re)mis sur le devant de la scène le dating en ligne et ses dérives. Une nouvelle étude de NortonLifeLock montre que le stalking est en plein essor. La sociologue Catherine Lejealle nous donne son regard sur cette tendance nocive.

Près de trois adultes français sur quatre ayant déjà utilisé des applications de rencontre admettent avoir enquêté en ligne (72%) sur leur « match » sur les réseaux sociaux, les moteurs de recherche, les réseaux professionnels et même avoir payé pour vérifier ses antécédents, d’après la récente enquête publiée par les experts en cybersécurité NortonLifeLock, menée par The Harris Poll auprès de 1 001 adultes français âgés de 18 ans et plus. Entretien avec la sociologue Catherine Lejealle, chercheuse à l’ISC Paris, experte sur les usages des nouvelles technologies par les utilisateurs et leur adoption par les marques, et auteure de l’ouvrage « Les coulisses du dating : Tout savoir sur la rencontre en ligne »

C’est quoi le stalking ?

Il s’agit d’un terme qui vient de la chasse, qui consiste à traquer une bête, la pister, se camoufler pour l’espionner, la suivre à la trace, dans le but de la mettre à mort. Sur internet, le terme désigne tous les comportements obsessionnels qui vont pousser une personne à fouiller abusivement le web à la recherche de toutes traces laissées par une autre personne. Le glissement entre un comportement normal, voire recommandé, et le stalking excessif se situe au niveau du consentement. Parce que se renseigner sur une personne sur LinkedIn avant un rendez-vous professionnel, regarder la production de contenus d’un vidéaste, ce n’est pas dangereux. Ce qui l’est, c’est de chercher à obtenir des infos qui ne sont pas publiques, de déterrer des publications anciennes pour faire chanter une personne, par exemple. La pop culture a largement démocratisé ce concept avec des séries comme You, Mon Amie Adèle et des films comme Stalk ou Chez moi (Hogar).

Quel rôle ont joué les sites de rencontre dans l’ascension du stalking ?

La plupart des sites et applications de dating imposent aujourd’hui à leurs membres de créer leur profil à partir de leur compte Facebook. Tinder, par exemple, a basé son concept sur cette « transparence », cette « rapidité » de mise en place. Grâce à toutes les infos disponibles, nous aurions, selon l’application, plus de chance de trouver des points communs avec l’âme sœur. Mais ce qui est censé apporter de la confiance est en réalité une porte ouverte sur le stalking.

Pourtant, les dangers du partage de données personnels sont connus…

D’après l’étude de NortonLifeLock, malgré les dérives liées au partage excessif d’informations en ligne, quatre personnes sur cinq ayant déjà effectué des rencontres en ligne ont utilisé leur nom complet sur les plateformes (82%), ce qui représente un risque pour leur confidentialité en ligne. Parmi les adultes français interrogés qui se sont rendus à un rendez-vous physique avec une personne rencontrée en ligne, seuls 6% ont partagé leur localisation avec un ami ou un membre de leur famille au préalable. L’étude montre que grâce aux infos fournies par le site, les utilisateurs cherchent à en savoir toujours plus. Plus d’un tiers des personnes interrogées font des recherches en saisissant le nom de leur correspondant dans un moteur de recherche (36%), tandis qu’environ une personne sur cinq consulte son profil professionnel sur des sites comme LinkedIn (21%) ou cherche les amis et la famille de la personne sur les réseaux sociaux (22%). Et même, 6% des personnes interrogées admettent avoir payé pour faire des vérifications sur leur « match »…

Sommes-nous devenus une génération d’individus méfiants ?

Nous ne sommes pas plus méfiants. C’est une question d’usages, d’habitudes, de réflexes. Aujourd’hui, le phénomène BlaBlaCar est complètement banalisé. Le concept d’« économie collaborative » est passé par là et nous entrons tous avec beaucoup de facilité en contact avec des inconnus en ligne et même sur mobile (e-commerce, transports, location…). Cette confiance est arrivée très progressivement, mais elle est désormais bien ancrée. Naturellement, cette insouciance a conquis le domaine amoureux. Ce qui effraie les utilisateurs des sites de rencontre, ce n’est plus de tomber sur un serial killer, mais plutôt de s’attacher à une personne qui cache des choses, déjà mariée ou dont les goûts sont différents, par exemple. L’étude montre d’ailleurs que près de la moitié des personnes interrogées (45%) déclarent avoir annulé un « match » avec une personne après avoir appris de nouvelles informations la concernant.

C’est un peu une logique marchande qui s’est propagée aux relations amoureuses ?

Oui, absolument. Cette ascension du stalking est très révélatrice de la société de consommation actuelle. Nous avons pris l’habitude d’avoir très facilement assez d’informations sur un produit pour prendre une décision d’achat éclairée : caractéristiques précises, avis d’autres clients, etc. Mais ce qui peut marcher pour un rouge à lèvres, n’est pas du tout pertinent dans le cadre d’une rencontre humaine. L’attirance, le feeling, ne peut se déterminer à distance. Le danger, là où cela devient toxique, c’est qu’on ne laisse plus de place à la première impression. À trop exiger d’informations tangibles en amont de la rencontre physique, on ne fait pas confiance en ses propres capacités de jugement. Ce qui me frappe, c’est de comprendre que le rôle d’internet ne se limite pas à la mise en relation, à travers un site ou une application (environ 1 200 références en France), il joue également le rôle d’inhibiteur de la relation, puisque finalement, grâce aux traces laissées en ligne, la relation ne va pas se faire.

Quel serait votre conseil aux usagers des sites de dating ?

En entretiens qualitatifs, ce que je remarque, c’est que les couples qui durent sont ceux qui se sont rencontrés IRL (In real life, « dans la vraie vie ») assez rapidement. Il est recommandé de très vite se construire une « mythologie », des souvenirs réels, de ne pas baser la relation sur le texting virtuel, mais, au contraire, faire en sorte que l’équilibre se fasse en faveur des moments passés ensemble physiquement. Aussi, une fois que la relation est établie, il est conseillé de se retirer des applications de rencontres, pour ne pas avoir à comparer encore et toujours, comme on le ferait d’un produit. Il faut aussi avoir conscience que lors de la rencontre physique, il y aura forcément une déception, une petite dissonance entre l’habillage cosmétique de l’image donnée en ligne et la réalité. Et se dire que les autres profils qui peuvent paraître plus attirants seront sujets à la même déception le jour du premier date… Ce petit temps d’ajustement est incompressible et fait partie du jeu de l’amour.

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