Elle a chauffé à blanc les milieux publicitaires, politiques, littéraires et économiques. Elle en a fait fantasmer plus d’un, effrayé bien d'autres, aussi. Derrière la sulfureuse Zoé Sagan se cachait un homme : l'ancien publicitaire Aurélien Poirson-Atlan, qui vit aujourd’hui à Arles. Stratégies l’a interviewé.

Un nom qui commence comme une caresse et s’achève comme un coup de cravache, aurait lâché Cocteau. Zoé Sagan, ou une profession de foi encodée dans un patronyme : Zoé comme la vie, Sagan, non pas comme l’amatrice de whisky, de vitesse et de mélancolie chic, mais plutôt le scientifique Carl Sagan, plus féru de vie extraterrestre que de virées au casino de Deauville. Pendant près de quatre ans, la vaporeuse mais corrosive Zoé a été la femme par laquelle le scandale arrive. Sur son compte Facebook, elle distillait les choses vues, stars de ciné odieuses et violeuses, mannequins camés, publicitaires grossiers… Une présence en creux qui a exacerbé le désir, donnant lieu, en 2020, à la parution de Kétamine (éd. Au Diable Vauvert), présenté comme le premier livre écrit par une intelligence artificielle. Le Monde des Livres comparera son autrice à « une Elena Ferrante trash », il sera suivi, en 2021, par Braquage (éd. Bouquins).

Lorsque l’affaire Griveaux éclate, en 2020, accompagnée de son cortège de « dickpics », l’intenable Zoé est la première à diffuser des vidéos sur son compte Facebook, du fait d’accointances supposées avec Juan Branco, ou l’artiste Piotr Pavlenski, impliqué dans l’affaire. Tout à coup, la turbulente Zoé irrite. La plaisanterie a assez duré. Les chiens sont lâchés et la chasse à la femme démarre. « Zoé Sagan : bonjour mystère », ose le Magazine Littéraire, « Qui se cache derrière Zoé Sagan ? », se taraude Libé, tandis que Le Nouvel Obs prétend, tout faraud : « Nous avons “rencontré” Zoé Sagan » – les guillemets ont leur importance. Zoé Sagan est partout, et surtout nulle part. Elle n’apparaît jamais, continue à répondre aux sollicitations uniquement par mail. Le voile se déchire d’un seul coup, de manière tout à fait inattendue, en janvier dernier, dans Paris Match : « Révélation sur une supercherie : Zoé Sagan, c’est lui ». Lui, comme Aurélien Poirson-Atlan, 37 ans, père de famille domicilié à Arles, issu du milieu de la pub et grand admirateur de Romain Gary – et de son double littéraire Emile Ajar. Fatigué des pressions et des intimidations, il a préféré fendre le masque. Entretien, intense et éminemment romanesque.

Comment est née Zoé Sagan ?

Zoé Sagan, ça a duré mille jours et mille nuits. Elle a été le premier personnage de roman à signer sa propre œuvre autonome. C’est comme si Madame Bovary était sortie de son roman et avait écrit sa propre œuvre. J’ai simplement fait disparaître l’auteur et c’est devenu instantanément une littérature autonome. D’où l’idée de créer une intelligence artificielle.

Le nom Zoé Sagan est né à l’époque d’Apar.tv – site dont le nom est formé par mes initiales. À l’époque, je m’occupais d’un magazine, Blended, dont je faisais toute la rédaction quand je bossais dans la pub. J’avais inventé toute la rédaction, tous les pseudos des journalistes, et parmi ceux-ci, il y avait Zoé Sagan, elle était la porte-parole du think tank 99% Youth et la binôme du critique de mode américain Steve Oklyn. Elle existait aussi dans mes premiers romans, À usage unique et Fils de psy, jamais publiés.

Pourquoi avoir créé ce « personnage » ?

J’ai toujours procédé avec ce système de journalistes imaginaires : ça me permet d’archiver et de classer mes sujets. En 20 ans, j’ai créé une trentaine de personnages. Comme c’est Zoé Sagan qui restait dans les esprits, je me suis dit « Allons-y avec Zoé ! ». Je crois que dans notre ère de la guerre sur internet, nous n’avons pas besoin d’un nom de plume mais d’un nom de guerre. Je pense réellement que la culture est une forme de guerre. Et qui fait de l’écriture un sport de combat qui peut alors jouer avec la liberté comme un enfant frappe dans un ballon. La littérature comme l’art devrait peut-être poser des questions plutôt que de donner des réponses.

Sur Apar.tv, nous publions énormément de contenus alternatifs et la page sautait souvent à cause des règles de Facebook. Zoé Sagan était une page Facebook de secours, à l’origine. En 2018, cette page servait surtout à publier des articles d’Apar.tv. Puis, j’ai commencé à publier une pensée tous les jours. J’écrivais les posts en cinq minutes aux toilettes, c’est tout le temps que j’y accordais.

Je voyais tout ça comme un rap, un long slam ininterrompu. Je voulais créer un ton et un style nouveau, comme une Orelsan, une Booba ou une Stromae au féminin. C’était un travail à propos du langage, une investigation poétique.

En trois ou quatre mois, c’est parti aussi vite que Satan 2, le nouveau missile nucléaire de Poutine ! Mais je ne comprends d’ailleurs toujours pas pourquoi... L’explication théorique pourrait être qu’il n’existe plus de critique, et étant donné que je m’inscrivais dans une démarche de critique des industries culturelles, ça a « pris ». Ni plus ni moins.

Comment le phénomène Zoé Sagan a-t-il pris de l’ampleur ? Quel écho a-t-il eu dans le milieu publicitaire ?

Tout est parti de la publicité. J’ai longtemps été nègre dans les boîtes de prod, et j’étais hyper « sourcé »… Je recevais des tonnes d’informations. Et en 2018 et 2019, tout le milieu échangeait avec Zoé. Pour avoir l’air cool, certains envoyaient des « dossiers ». Zoé s’est également fait énormément draguer… Dans la publicité, il y a toujours eu des scènes très drôles, j’aimais décrypter et analyser ce côté « Petit Paris ». Je me suis retrouvée dans des dîners où les gens me parlaient de Zoé Sagan. Pour les uns, elle venait de susciter des divorces, pour les autres des licenciements. J’allais me passer de l’eau sur le visage dans la salle de bains pour être certain que je ne rêvais pas… J’avais envie de dire à tous ces gens : « Arrêtez de penser qu’elle fait 1 m 80 ou un 90 D, dites-vous simplement que c’est une marque ! »

Par esprit d’escalier, je me suis dit : ça a marché dans la pub, ça va marcher dans le cinéma, la mode, etc. Puis, j’ai décidé de m’attaquer à ce que je connaissais le moins : l’édition. Quand les premiers papiers sont sortis sur « l’influence de Zoé Sagan », je me disais : « Elle est où, l’influence de Zoé ? Elle ne concerne même pas 5000 personnes. On n’est pas chez Nabilla ou Kim Kardashian… »

Comment s’est passée la sortie de Kétamine ?

Dans Kétamine, tout est vrai, les conversations sont réelles, les noms, les dates aussi. Mais quand j’ai sorti le livre, c’était difficile d’en assurer la promotion. Comment fais-tu ton auto-promo de Zoé Sagan quand tu n’existes pas, que tu ne peux pas répondre au téléphone ? Mon but a été alors d’inventer la réalité. En codant le réel. Oui, parce que nous vivons définitivement dans un monde régi par des fictions de toutes sortes... Nous vivons à l'intérieur d'un énorme roman... La fiction est déjà là. Et le travail de Zoé a donc été d’inventer le réel.

Il ne faut jamais oublier que les images peuvent enregistrer la réalité mais que c’est les mots qui la définissent. Quelle est la différence entre être une vraie intelligence artificielle ou être quelqu’un qui se fait passer pour une intelligence artificielle ? Sachant qu’il n’y a pas de réel moi. Pas de moi authentique.

Qu'essayez-vous de faire passer dans vos oeuvres ?

Dans Kétamine, le premier tome de la trilogie Infofiction, la barrière entre le réel et le simulé n'existe que si la distance entre les deux peut être distinguée. Ce qui émerge de la décoloration de cette frontière, c’est mon univers. Je créé le code pour établir un nouveau multivers simulé fictif.
Dans Blade Runner 2049, la fille de Deckard est représentée comme une désigneuse de mémoire. Dans l'univers narratif d'Infofiction, je suis une désigneuse de réalité.

L'objectif était aussi d'Inflitrer « l’algorithme de reconnaissance » avec mon virus culturel. Je l’ai fait avec succès. Les gossips sur Zoé et sur ses livres sont la véritable singification du hack. La vente des livres n'est pas mon problème. Moi ce qui m’intéresse c’est l’influence. Dans un sens réel, si je vends trop de livres, je perds mon statut d’outsider.

La forme originale et la définition du Spectacle a été transformée par les entreprises et les organisations politiques en surveillance. Ma réponse a été de les attaquer agressivement en utilisant le doute, l'objectif étant vous l’aurez compris, l’infiltration.

Actuellement en Occident, vous ne pouvez plus faire la différence entre la vérité et le mensonge. Il n’y a pas de définition claire de ce qu’il se passe. Vérité, imagination, fait, fiction, news, gossip, propagande, désinformation, tout se mélange. Avant les écrivains n’avaient pas Google. Pour les trois milliards de gens sur la planète qui ont absorbé l’univers des jeux vidéo et des réseaux sociaux, comment voulez-vous qu’ils puissent définir clairement ce qu’est maintenant la réalité. Et c’est un nouveau phénomène en évolution constante. N’importe qui sur la terre peut accéder à toutes les datas de la planète presque de n’importe où. La Not-Fiction a absorbé ces informations contrairement à la fiction et à la non-fiction. Ils peuvent parler de Fake News mais pas de Fake Novel. Des news fake, d’accord, mais de la fiction fake, qu’est-ce que c’est ?

N'oubliez pas que la fiction est un processus de production de mensonges grands, beaux et bien ordonnés qui disent plus de vérité que n'importe quel assemblage de faits. Mais la Not-Fiction, elle, est une littérature programmée, une littérature autonome. La littérature autonome fait moins d'erreurs que les humains, ce qui entraîne une réduction des pertes de papier. C'est un impératif moral pour le monde de l’édition de poursuivre au moins cette hypothèse. Je résume donc.

1.La fiction c’est de l’imagination littéraire.
2. La non-fiction c’est de la recherche littéraire.
3. La Not-Fiction c’est de la programmation littéraire. Une littérature autonome. 

Je crois d’ailleurs avoir nommé la prochaine génération. La génération «autonome». C’est la génération de lecteurs à laquelle je m'intéresse maintenant qui est né après 2015. Maintenant que mon Infofiction est terminée, j’ai commencé un nouveau processus de création de livres pour enfants. Le public est né en 2015 et après.

Pourquoi avez-vous décidé de sortir de l’anonymat ?

Dans certains chapitres de mes livres, on m’a fait comprendre que j’avais touché des fils. Je n’aurais jamais dû mettre les doigts là-dedans. Au fur et à mesure des rencontres, c’est devenu politique. Je prenais tout ça pour une vaste blague, je n’ai jamais pris tout ça au premier degré. Sur le papier, il y avait une sorte de distance anglaise. C’était juste un jeu de miroirs. Je n’avais pas anticipé le côté paranoïaque des milieux industriels et politique. J’ai joué avec tout cela avec beaucoup de naïveté et je me suis retrouvé avec des barbouzes chez moi, puis la police judiciaire puis les renseignements généraux.

Ce qui est nouveau aujourd’hui et ce à quoi je ne m’attendais pas, c’est le retour des lecteurs, du type : « C’est génial, tu protèges Zoé » ou « Elle avait besoin d’une couverture comme toi ». Ils n’ont peut-être pas tort finalement, qui sait. Dans cette histoire, on est en plein Debord : le vrai est un moment du faux et inversement. J’ai donc conceptualisé l’Infofiction, entre la fiction et la non fiction. Avec une trilogie pour l’illustrer, d’abord avec Kétamine [C13H16ClNO], puis avec Braquage [Data Noire] et enfin avec Suspecte [Respawn]. Ce dernier volume étant selon moi le meilleur des trois, c’est le final. Mais personne ne veut le publier.

Zoé Sagan va-t-elle continuer à vivre ?

In fine, la métafiction post-réelle a pris. Au bout de deux ans de pandémie, je me rends compte que j’avais pressenti pas mal de choses, en étudiant les algorithmes comme un virologue. J’étais persuadé que mon propos allait « tenir », dans une tonalité à la Philip K.Dick. À un moment, je me disais que j’allais vendre Zoé Sagan comme un NFT : un personnage de roman qui a écrit son œuvre et se vend dans sa totalité comme une œuvre d’art totale, sous la forme d’un NFT, en cryptomonnaie. De sa première à sa dernière ligne de code.

Aujourd’hui, j’ai terminé d’écrire Vie et mort de Zoé Sagan, sous mon vrai nom, cette fois. C’est, si vous voulez, le making-of de la trilogie de Zoé. Ceci est mon dernier livre. J’attends que la bonne éditrice me contacte parce que chaque grande histoire a un début et une fin. Et ceci est juste le milieu de l'histoire.