Enquête
Explosion digitale, nouveaux foyers de concurrence, pression sur les prix: pour s’adapter, les instituts de sondages et d’études ont engagé d’importants chantiers de transformation.

Après une année 2012 qui a vu le secteur basculer pour la première fois dans le négatif et un bilan 2013 guère meilleur, comme en témoigne le classement établi par Ellisphère (voir ci-contre), comment les instituts d'études ont-ils traversé 2014? On s'en doute, leurs résultats ne seront pas miraculeux. «L'environnement économique reste très tendu et la reprise que la profession pouvait espérer pour 2014-2015 n'aura sans doute pas lieu», avance Benoît Tranzer, directeur général de Millward Brown pour la France, l'Allemagne, les Pays-Bas et l'Italie.

Dans un contexte de contraction durable, la capacité de résistance des instituts dépend bien sûr des orientations stratégiques mises en œuvre, mais aussi de caractéristiques structurelles: taille, périmètre des activités, rayonnement géographique. On peut ici distinguer trois grandes familles d'instituts.

La première concentre les grands groupes internationaux réalisant entre 100 et 130 millions d'euros de chiffre d'affaires: Ipsos, TNS Sofres, GFK et Nielsen. La deuxième rassemble les instituts généralistes (BVA) ou spécialistes et panélistes (Médiamétrie, IRI, Kantar Worldpanel), dont le chiffre d'affaires oscille entre 60 et 100 millions. La troisième regroupe les acteurs affichant entre 10 et 50 millions de chiffre d'affaires. Parmi eux, des structures internationales spécialistes (IMS Health, Millward Brown) suivis de marques locales historiques réalisant entre 20 à 40 millions (Ifop, CSA, Cegma Topo…), puis d'une palette d'instituts pesant de 10 à 15 millions d'euros (Harris Interactive, Strategir, Opinion Way).

Les mouvements de croissance organique étant nécessairement contraints, seules les opérations de croissance externe sont susceptibles de bousculer les équilibres en place. C'est à la faveur du rachat de Synovate en 2011 qu'Ipsos a ravi la première place du marché à TNS Sofres. De même, c'est à sa stratégie de croissance externe que BVA doit une progression sensible de son chiffre d'affaires. En 2013, l'institut a en effet racheté trois entreprises: Masters Consultants et DMS, deux entités spécialisées dans les études mystère, ainsi que la société d'études LH2, que la crise avait acculée au dépôt de bilan. L'institut mise aujourd'hui sur un chiffre d'affaires de 95 millions d'euros en 2014, contre près de 65 millions deux ans auparavant.

Des perspectives 2014 encourageantes

Dans un marché soumis à une pression infernale sur les prix et les délais, et qui grossit en volume mais diminue en valeur, il y a fort à parier que ces récentes opérations de croissance externe ne seront pas les dernières. «Le coût moyen d'une étude tourne autour de 40 000 euros. Pour un projet de ce montant, les entreprises vont mettre six, sept voire huit instituts en compétition. C'est le signe d'un marché qui n'est pas structuré et qui n'échappera pas à la concentration», anticipe Bernard Sananès, PDG de CSA.

Y a-t-il dès lors encore de la place pour de nouveaux intervenants? C'est ce dont sont convaincus Gaël Sliman et Céline Bracq, précédemment directeur général adjoint de BVA, en charge des études d'opinion, de stratégies d'entreprise et de santé, et Céline Bracq, directrice du département opinion dans le même institut, qui ont fondé en août 2014 Odoxa. «Nous voulons avant tout aider les organisations à prendre des décisions. En travaillant sur la sélection, la compréhension et l'analyse des données, et en misant fortement sur l'éditorialisation des résultats», explique Gaël Sliman, président. Et en s'efforçant de chercher la marge où elle se trouve. Odoxa se veut certes un institut d'études et de sondages (qui publie déjà beaucoup), mais avec une nette dimension de conseil ainsi qu'une offre de prestations connexes: workshop et conférences.

Dans les enseignes historiques, l'heure est aux grandes remises en question. Après avoir identifié et longuement décrit les ressorts d'une transformation assez profonde de ses métiers, la profession est passée au stade de l'intégration. «Il y a encore un an, on se demandait ce qu'était le big data. Aujourd'hui, on travaille à ce qu'on peut en faire. Et chez nos clients, le digital n'est plus un sujet en tant que tel, c'est un levier stratégique de business», résume Dominique Lévy-Saragossi, directrice générale d'Ipsos France.

De quoi remonter le moral des troupes et réamorcer les dynamiques de marché? «2014 a été meilleure que 2013 et les indicateurs sont bons pour le début 2015. Nous stabilisons notre périmètre de business. Certains segments de marché vont confirmer leur dynamisme, comme les nouveaux services et industries, qui sont en train de migrer d'un marketing de l'offre vers un marketing de la demande», développe Laurent Guillaume, directeur général de TNS Sofres.

La reprise passe en tout cas souvent par d'importantes refontes. Il y a dix-huit mois, TNS Sofres a lancé un grand chantier pour rentabiliser son organisation: réduction du nombre de «business units» et création d'une nouvelle organisation matricielle. Début 2015, le groupe devrait annoncer une refonte presque complète de ses produits d'étude. L'institut, qui s'était brutalement séparé en octobre 2013 de Denis Delmas, CEO Europe du Sud, France et Benelux, vient également de procéder à un certain nombre de mouvements au sein de son comité de direction. Jusqu'alors bicéphale, la direction générale échoit tout entière à Laurent Guillaume, qui devient directeur général et CEO. Édouard Lecerf quitte donc la direction générale de TNS Sofres pour hériter au sein du groupe TNS d'une direction stratégique et de la transformation Europe du Sud, France et Benelux. Guénaëlle Gault, qui occupait avec Emmanuel Rivière la codirection de la «business units» stratégies d'opinion de TNS Sofres, rejoint également le groupe TNS en tant chief digital officer Europe du Sud, France et Benelux.

Autre entreprise à avoir significativement rationalisé son modèle: CSA. Après des années 2012 et 2013 très critiques, l'institut entend bien démentir les rumeurs les plus alarmistes. «Nous seront presque à l'équilibre en 2014», lance Bernard Sananès, son PDG. L'enseigne du groupe Bolloré a entamé en juin 2013 un vaste chantier de remise à flot et concentre ses efforts sur quatre domaines: la banque, le corporate, les services et le conseil. Autre levier stratégique: les études en ligne. CSA a investi lourdement pour faire passer son panel propriétaire de 30 000 à 70 000 membres. L'institut a cédé son activité de face-à-face et procédé à un programme de réduction de 15% de ses coûts.

De son côté, après une année 2012 difficile, l'Ifop affirme avoir redressé la barre dès 2013. L'institut, qui table sur une hausse de 10% pour 2014, est performante notamment pour ses prestations pour les secteurs luxe, énergie-transport et cosmétique-beauté. Quant à l'opinion, marque de fabrique de la maison depuis des décennies, elle représente 20% de son activité (deux fois plus que les standards du marché). «Notre atout majeur par rapport à d'autres structures de taille comparable, c'est ce positionnement de multispécialiste», soutient Stéphane Truchi, président du directoire.

Chez Harris Interactive, on parle pour 2014 de «croissance à un chiffre, mais proche de 10%». Opinion Way, pour sa part, vise une progression de son chiffre d'affaires de 10% à 12%. L'institut enregistre de belles croissances (de l'ordre de 20%) sur certaines expertises, comme le corporate-management et le luxe, ce dernier secteur représentant à lui seul plus de 10% du chiffre d'affaires.

Hybridation opérationnelle et commerciale d'expertises

L'heure est à la constitution de forces de frappe hybrides. En juillet 2014, à peine six mois après avoir acquis Harris Interactive pour 117 millions de dollars, l'américano-néerlandais Nielsen en a cédé les activités européennes (Royaume-Uni, France et Allemagne) à la société d'investissement britannique ITWP. «Le fait de rejoindre un groupe international très investi dans l'innovation technologique est intéressant pour nous, notamment en termes de recherche et développement», note Patrick Van Bloeme, directeur associé d'Harris Interactive.

Globalisation oblige, les cessions capitalistiques peuvent être paradoxalement synonymes de partenariats commerciaux. En cédant Harris Interactive Europe, Nielsen, acteur majeur des études, qui demeure par ailleurs propriétaire d'Harris Interactive aux États-Unis, devient un actionnaire minoritaire d'ITWP, unique actionnaire de Toluna, fournisseur de solutions d'enquêtes en ligne, qui travaille avec de nombreux instituts d'études et dorénavant de manière privilégiée avec Nielsen.

Au-delà des rapprochements capitalistiques, c'est la culture du réseau qui gagne les instituts: vive les alliances ouvertes, agiles, non exclusives. In Capsule, l'entité consacrée à l'émergence des nouvelles tendances au sein de l'Ifop, s'est ainsi rapprochée de la start-up Clic and Walk pour lancer en octobre 2014 la «Picture Prospective», une méthode d'étude exploratoire reposant sur une communauté de 150 000 «clicwalkers», rémunérés pour collecter en temps réel des photos/vidéos de leur vie quotidienne via leur smartphone.

Au printemps, 2014 Opinion Way a pour sa part acquis 33% du capital de Soon Soon Soon, agence de détection d'innovations fondée en 2011, qui rassemble une communauté de près d'un millier d'éclaireurs crowdsourcers dans le monde. Autre actionnaire à 33% de Soon Soon Soon: l'agence de prospective Nelly Rodi. «Cette triple alliance illustre bien le glissement des études vers une hybridation opérationnelle et commerciale d'expertises jusqu'alors fermées les unes aux autres. Il s'agit à la fois de croissance externe et de croissance organique», commente Hugues Cazenave, président de l'institut.

L'explosion digitale sous-tend la plupart des innovations et nouvelles orientations en œuvre. La datavisualisation ou «dataviz» s'impose un peu partout: «Nous avons internalisé un studio graphique de trois personnes, qui travaille notamment sur la dataviz pour les besoins internes, mais fournit aussi des prestations pour des entreprises, comme La Poste, Orange et Axa», explique François Baradat, directeur marketing de TNS Sofres.

Les neurosciences se développent à grande vitesse: «30% à 40% de nos études intègrent une composante neurosciences», remarque Benoît Tranzer, de Millward Brown. Et la data a force de loi: «Nous venons de recruter Thierry Vallaud, ex-directeur général adjoint de Socio Logiciels et spécialiste reconnu du datamining et de la modélisation statistique, pour prendre en charge notre nouvelle structure BVA Data Sciences», précise Richard Bordenave, directeur marketing et innovation de BVA.

Une approche complète du client

Mais s'il est un champ que les instituts cherchent à investir en priorité, c'est celui de l'expérience client. «Les cycles d'études se sont à la fois fragmentés et accélérés. On n'est plus tant dans la production régulière d'indicateurs “moyennisants” que dans l'analyse permanente de la relation intime entre le consommateur et la marque», souligne Dominique Lévy-Saragossi, d'Ipsos France. L'institut vient de créer un «collectif pour l'excellence dans la connaissance de la relation client», club réservé à un aréopage de moins de dix gros clients non concurrents, qui pourraient prochainement produire un livre blanc.

En septembre 2014, l'Ifop a créé un pôle relation client, grandes enquêtes et panels. «Il s'agit de proposer au marché, tous secteurs d'activités confondus, une approche complète de la satisfaction client, au-delà de la seule mesure à un instant T», explique Stéphane Truchi.

De son côté, après avoir racheté Masters Consultants et DMS, BVA vient de créer un pôle customer experience. Objectif: relier la mesure de la qualité déclarée (qualité perçue) et celle observée (qualité effective) pour proposer une corpus d'indicateurs de qualité globale. Historiquement très présent dans l'observation comportementale, l'institut a également créé fin 2013 Nudge Unit, un département transversal chargé de concevoir des stratégies permettant d'accélérer les changements comportementaux souhaités chez le citoyen, l'usager ou le consommateur.

Enfin, BVA vient de lancer au sein de son département études qualitatives la BVA Factory, un espace rassemblant sur 760 m2 des surfaces de vente, une cuisine, un studio de tournage et des espaces divers où peuvent être actionnées l'ensemble des techniques d'observation, d'immersion et de simulation du parcours client.

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