Télévision
Gilles Freissinier est directeur du développement numérique d’Arte France depuis mars 2013. Il était auparavant responsable des thématiques information et documentaire au sein de la direction des nouveaux contenus chez Canal +. Il y a créé le site Canalstreet.tv, dont il a été responsable éditorial.

Depuis quand l’innovation est-elle au programme d’Arte ?

Gilles Freissinier. Elle est ancrée dans les gènes et la spécificité de cette chaîne franco-allemande qui promeut la culture et la créativité en Europe. Arte a été la première à proposer en 2007 la rediffusion de ses programmes en replay avant de créer son pôle web en 2008. Arte Radio, créée en 2002, a également proposé les tout premiers podcasts en France. Etre présent sur internet nous permet d’avoir une diffusion dans deux pays mais aussi dans le monde entier, loin de la logique de fenêtre de diffusion géographique existant en télévision hertzienne. Plus qu’une chaîne de télévision, nous nous considérons comme un média global. La démarche est en soi assez innovante. Et elle est en phase avec les usages du moment : regarder un programme quand je veux, où je veux.

 

Quelles sont les missions de ce pôle web ?

G. F. Inventer de nouvelles formes d’écritures adaptées aux usages du numérique et faire émerger de nouveaux talents. Il existe un vivier important de créatifs qui réfléchissent à l’écriture sur le numérique. Avec eux, nous explorons une variété de formats, des programmes courts ou longs, ­linéaires ou interactifs, unitaires ou sériels, du réel ou de fiction, que nous coproduisons la plupart du temps. Chaque année, nous réalisons une trentaine de projets importants.

 

Quelle stratégie guide vos choix éditoriaux ?

G. F. Nous sommes une chaîne au service de la culture qui nourrit différentes thématiques, la créativité, la fiction, le spectacle vivant, la vulgarisation scientifique, le décryptage de notre société… Au pôle web, l’une de nos missions consiste à enrichir les programmes de l’antenne avec des ­applications mobiles, des sites ou des offres créatives sur les réseaux sociaux. Pour la série d’anticipation Real Humans, par exemple, nous avons créé le site de l’entreprise Atsugi Robotics présentée dans la fiction. Elle proposait aux humains de se faire cloner. Sur le site, les internautes pouvaient «fabriquer» leur clone en impression 3D. Nous prolongeons ainsi la série en tirant un fil narratif vers le web. Notre mission consiste aussi à créer des productions exclusivement numériques. Arte a ainsi lancé en 2008 les premiers web-­documentaires français, un format qui fait aujourd’hui notre force et notre notoriété. Ces programmes obtiennent des prix à l’international et des audiences importantes : plus de 800000 visites, par exemple, pour 1914, Dernières nouvelles.

 

Quel est votre projet le plus innovant ?

G. F. Je citerai Do not track, le plus récent, une websérie ­documentaire sur le tracking et l’économie numérique. Dans cette coproduction internationale, plusieurs épisodes décryptent l’exploitation des datas sur le web avec un format interactif qui montre concrètement à l’internaute comment ses données personnelles sont utilisées. Le site compte, à ce jour, plus de 700000 visites. De même, Type : Rider, notre premier jeu vidéo lancé en 2013 sur la ­typographie, est un format innovant pour une chaîne. Le jeu est un moyen pertinent de raconter des histoires, de coller à la culture et aux usages des internautes qui aiment jouer, partager, se défier. Avec 500000 téléchargements, Type : Rider a été un ballon d’essai concluant. Il a été vu dans le monde entier et élu application du mois par Starbucks, aux Etats-Unis. Nous allons continuer à développer le jeu vidéo d’auteur européen avec un point de vue, un regard culturel, du sens.

 

Tous les programmes font-ils l’objet d’une approche transmédia ?

G. F. Non, cela se fait en fonction de l’importance du programme ou de l’intérêt des internautes pour tel ou tel sujet. Pour Real Humans, l’écho a été très positif. On sentait qu’il y avait un potentiel sur le numérique. Les sujets d’investigation, d’anticipation ou ceux liés à la culture pop sont très porteurs sur le web.

 

Pensez-vous ces projets dès l’origine sur plusieurs supports ?

G. F. Dans l’idéal, oui, mais ce n’est pas toujours le cas. «Transmédia» est un terme souvent galvaudé, mais son sens est précis. Il désigne des projets dont l’univers narratif original s’articule sur différents supports : télévision, internet, radio, jeux vidéo, livres… Certains de nos documentaires ont été conçus ainsi, comme 24h Jérusalem qui a fait l’objet d’un suivi en temps réel sur le numérique pendant sa diffusion antenne, avec des live tweets et des vidéos postées sur Vine.

 

Misez-vous, comme Netflix, sur les données pour cerner les goûts des internautes et orienter vos contenus ?

G. F. Nous misons sur la clarté et la transparence dans une logique de service public. Nous pouvons faire des recommandations de programmes, du type «vous aimerez aussi», mais elles seront liées à des propositions éditoriales et non aux données personnelles de l’internaute. Ou aux données qu’il aura déclarées. Netflix s’appuie sur des algorithmes, mais le danger d’un tel ciblage est d’enfermer l’internaute dans une case. Nous privilégions au contraire l’ouverture, la curiosité, la découverte. Un épisode de Do not track revient d’ailleurs sur la «bulle de filtres» une théorie développée aux états-Unis par Eli Pariser à partir d’une expérience qui en dit long. Ce cyberactiviste a demandé à deux amis, aux tendances politiques différentes, de rechercher le terme «Egypte» sur Google. Ils ont obtenu des résultats distincts : la crise et les protestations pour le premier ; les vacances sur le Nil pour l’autre… Google adapte ses résultats, notamment en fonction de l’historique de chacun. Il l’enferme dans une bulle. Ce qui pose de vraies questions d’accès à l’information.

 

La tendance est à la cocréation. Cherchez-vous à impliquer les internautes dans la conception de vos programmes ?

G. F. A l’occasion de la COP21, nous allons diffuser sur Arte un documentaire construit en grande partie avec des images d’amateurs. Depuis mai, ils nous adressent des vidéos de 3 minutes des plus beaux endroits naturels d’Europe qu’ils sentent menacés par le changement climatique et qu’ils souhaitent protéger. De même, notre prochain webmagazine, Tous les internets, qui décrypte les faits de sociétés à travers la culture du web, fait appel aux internautes pour qu’ils s’expriment sur l’ergonomie du site, la clarté ou la pertinence des sujets. C’est une première. Nous ne sommes jamais allés aussi loin dans l’intégration des retours des utilisateurs.

 

Vous dites aussi vouloir dénicher des talents extérieurs…

G. F. Oui, c’est l’une de nos principales missions. Nous avons par exemple lancé un appel à projet mondial auprès de jeunes créateurs pour imaginer des œuvres interactives produites rapidement, en six mois, avec un budget maximum de 10000 euros. Nous l’avons appelé Haïkus interactifs, en hommage aux courts poèmes japonais. Les 150 projets reçus nous ont permis de repérer de nouveaux talents, des développeurs, des graphistes, des designers, des étudiants parfois, qui ne sont pas dans nos réseaux aujourd’hui.

 

La réalité virtuelle est une autre tendance importante.Qu’en pensez-vous ?

G. F. C’est à la mode et nous nous y intéressons. Des projets ont déjà été proposés, comme Polar Sea, à la fois documentaire TV sur le cercle polaire et expérience 360° pour tablettes, mobiles et casques de réalité virtuelle. Nous ne sommes pas à la traîne, nous préparons d’autres projets mais nous regardons aussi avec attention les usages et l’adoption des nouveautés par le grand public. En termes d’innovation, il est important d’être dans le bon ­timing. Pour l’instant, la réalité virtuelle c’est beaucoup d’événementiel, de conférences et de démonstrations. Le grand ­public n’est pas équipé. Nous travaillons cependant pour le début d’année 2016 sur une fiction autour de l’univers de ­Philip K. Dick. La réalité virtuelle concerne aujourd’hui beaucoup le documentaire et le jeu vidéo, mais très peu la fiction. Une nouvelle grammaire est à inventer. En immersion, c’est le spectateur qui choisit son point de vue en dirigeant son regard. Il est guidé par le son, qui prend du même coup une place essentielle.

 

Pensez-vous que le marché va décoller ?

G. F. Le marché s’organise avec des acteurs de poids comme Facebook ou Google – qui a eu l’idée d’un produit très ­accessible et grand public, un casque en carton dans lequel on glisse son téléphone. Mais il se peut que la réalité ­virtuelle soit un flop si la qualité des contenus n’est pas au rendez-vous. Disons que le potentiel est là. Reste à savoir quels ­seront les impacts sur la perception ou le bien-être des utilisateurs. En attendant, ce qui nous préoccupe vraiment, ce sont les réseaux sociaux et le mobile. C’est là que les usages se font aujourd’hui.

 

Comment les utilisez-vous ?

G. F. Là-encore, nous avons été la première chaîne à concevoir une fiction sur Facebook. Des programmes courts ­bimédias vont arriver à la rentrée, avec des personnages qui vont vivre au quotidien grâce à leur compte Twitter. Nous diffuserons également un programme basé uniquement sur des échanges SMS. L’histoire s’écrira sur un mobile, de texto en texto. Les réseaux sociaux sont aussi un champ très important de diffusion de nos programmes. Nous devons aller là où se fait aujourd’hui la consommation de vidéos, sur You Tube, Dailymotion ou sur le player de ­Facebook, très puissant en ce moment.

 

Sur le web, la promotion est-elle aussi importante que le contenu ?

G. F. En télévision, c’est souvent l’horaire de diffusion qui ­détermine l’audience. Sur le web, dès la création du programme, nous cherchons à intéresser et à fidéliser l’internaute. Les logiques de distribution sont au cœur de nos ­réflexions. Nous imaginons ainsi nos projets pour les rendre accessibles sur les réseaux sociaux avant de faire venir les audiences sur le site d’Arte. L’important, c’est de parvenir à rencontrer le public, que ce soit chez nous ou ailleurs. Nous sommes dans une logique d’hyperdistribution.

 

Les acteurs du transmédia semblent pessimistes. Quel regard portez-vous sur ce marché ?

G. F. Les projets transmédias aux mécaniques complexes ­demandent trop de temps au spectateur. Ils ne sont plus la norme aujourd’hui. Longs et lourds à développer, ils arrivaient parfois trop tard avec une technologie dépassée. Ils  n’atteignaient pas un large public et donnaient l’impression que la production numérique était un marché de niche. ­Aujourd’hui, avec l’évolution des usages et la progression de l’audience sur internet, elle est plus que jamais d’actualité. La ­vidéo est le contenu le plus recherché sur le web. Les médias en ligne en raffolent parce qu’elle peut être monétisée. Ainsi, le défi principal, en tant que service public européen, est de continuer à proposer une offre créative, originale et innovante face aux géants internationaux de la vidéo et du numérique. Le développement et la promotion de cette ­diversité culturelle sont au cœur de la mission du pôle web d’Arte France.

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