Fondateur et président de Fullsix, Marco Tinelli publie « Marketing synchronisé. Changer radicalement pour s’adapter au consommateur de l’ère numérique» (Eyrolles, 256 pages, 18 euros). Extraits.

«Hic sunt leones»

 

«Il y a 2 000 ans, les nouveaux mondes n'étaient pas faciles à explorer. Les côtes, les rivages, le pourtour des continents étaient accessibles, mais découvrir l'intérieur des terres, leur géographie, leurs règles, leurs habitants était complexe, coûteux… et dangereux. Le coût d'exploration de l'ensemble de ces territoires étant supérieur aux opportunités, les Romains avaient décidé de les négliger définitivement et sur leurs cartes ils écrivaient simplement: Hic sunt leones. “Ici vivent les lions.” La frontière à ne pas dépasser, car au-delà le monde était dangereux, inexploré.

Une grande partie des agences et annonceurs traditionnels ont eu un réflexe similaire avec l'ère digitale. Au lieu d'écrire Hic sunt leones, ils ont uniquement rajouté un “e”: e-business, e-marketing, e-pub, e-commerce… une façon de dire que tous ces domaines sont différents, spécifiques, inconnus, étrangers. Laissant aux natifs (les start-up digitales, Dell, Amazon, Google, Apple, Facebook…), le soin de s'installer. (…)

Le syndrome du “e” a tout simplement fait en sorte que les groupes traditionnels ont laissé le champ de l'innovation et la compréhension du nouveau monde à des acteurs alternatifs. Sauf que l'“e” a en réalité tout simplement disparu en dix ans. L'e-commerce, c'est simplement le commerce. L'e-marketing est devenu le marketing. Les règles qui gouvernent ces territoires inconnus sont devenues les règles globales, inventées par les digital natives. Les consommateurs ont massivement migré vers ces territoires. Hic sunt consumptores en quelque sorte… Et, de facto, exporté par les consommateurs eux-mêmes, le marketing synchronisé ne se limite plus aux continents digitaux, mais à l'ensemble de la relation marque-consommateur. (…)

La bonne nouvelle est que ces territoires regorgent de mines d'or et de potentiel inexploité, et que la compréhension de leurs règles de fonctionnement (le sens et la synchronisation) va permettre à l'ensemble des acteurs du monde de la communication de bénéficier d'un partage des richesses. Et au rythme où vont les choses, la partie n'est pas encore gagnée. La mauvaise nouvelle pour les big, fat, lazy business étant que ce partage ne se fera qu'entre ceux qui ont pris le temps de changer réellement, de comprendre, voire de façonner ces nouvelles règles. (…)»

 

«Mais que font les annonceurs?»

 

«Le marketing agile et intégré centré sur la donnée offre des perspectives de performance et de création de valeur incroyables, mais nécessite un changement de la part de chacun des acteurs impliqués. Qu'il soit composé de nouveaux acteurs ou d'acteurs historiques ayant réussi leur mue, le nouvel écosystème de communication et de consommation requiert une vision, une organisation et des savoir-faire différents de ceux qui hier dominaient le marketing traditionnel. Les agences doivent pourvoir penser et exécuter des expériences clients à la fois non linéaires et différenciées, les médias doivent passer de la vision d'audience par canal à la vision de “client” multicanal. Et pour chacun, annonceur inclus, les expériences consommateurs fusionnent les éléments de marque, de séduction et de vente en fonction des profils.

Pour que ce nouveau modèle prenne son plein essor, il faut donc que les médias et les agences changent en se coordonnant pour leur propre intérêt, mais aussi pour celui des annonceurs et des consommateurs. Dans le même mouvement, les annonceurs auraient une plus grande valeur ajoutée et un ROI bien plus important, les consommateurs moins de bruit publicitaire, les médias et les agences plus de revenus. Plusieurs dizaines de milliards d'euros de valeur ajoutée qui ne serait plus gaspillée mais mis à contribution pour doper l'économie…

De par leur position privilégiée dans la chaîne de valeur, il semble clair que les agences ont un rôle déterminant dans la mise en œuvre de ce changement. (…)

Or il est clair que la plus grande majorité des agences de communication ne le font pas. Après dix ans, une grande majorité des dirigeants ont compris que l'ère digitale changeait tout, mais cette compréhension ne se transforme pas en actes. Les groupes de communication sont des colosses aux pieds d'argile, avec des patrons endurcis qui, s'ils ont compris le sens de l'Histoire, sont incapables de diffuser leur volonté au sein de leurs propres groupes. Le marché se décompose d'un côté en agences innovantes qui pensent et poussent au changement, mais qui manquent d'historique et de crédibilité auprès des annonceurs, et de l'autre en agences traditionnelles qui ont un fort historique client mais ne souhaitent ou ne peuvent pas changer. Et les annonceurs se retrouvent coincés à devoir choisir entre des agences historiques avec qui la relation est forte mais le conseil médiocre, et des agences de nouvelle génération qu'ils ne connaissent pas et qui trop souvent s'enferment dans un jargon à peine compréhensible.

Face à un tel choix, le conservatisme l'emporte le plus souvent. Les annonceurs n'exigent pas l'innovation de leurs partenaires historiques tout en ménageant leur pré carré. Ce faisant, ils créent un immobilisme du marché, ils justifient la stratégie des groupes traditionnels qui ne changent pas en profondeur. (…)»

 

«Le nouveau rôle du marketing»

 

«Tous les professionnels du marketing et de la communication ont une nouvelle chance. Depuis plus de trente ans, dans trop d'entreprises, le marketing et la communication ont été cantonnés dans un rôle de plus en plus annexe, accessoire. À force d'être présentée et vécue comme un monde créatif mais irrationnel et déconnecté de la performance réelle des entreprises, la publicité est devenue une commodité. (…)

Avec le sens et la synchronisation, trois changements majeurs de métier opèrent. Premièrement, le marketing et la communication deviennent une source de productivité potentielle extrêmement puissante et importante. Ensuite, on redéfinit un métier dans lequel l'innovation, l'inventivité, la créativité et la rigueur sont imbriquées au service de résultats rapidement mesurables. Enfin, le rôle du marketing change de nature et devient le cordon ombilical reliant physiquement une entreprise à la réalité de son marché. Le directeur marketing n'est plus celui qui a du mal, lors des comités de direction, à justifier ses budgets autrement qu'en évolution par rapport à l'année précédente, il est maintenant celui qui peut non seulement démontrer sa propre performance, mais aussi construire des plans de développement impliquant le reste de l'entreprise. Car à l'ère digitale, celui qui maîtrise la donnée des consommateurs pilote le futur de son entreprise au-delà de la marque et de la communication.

En pilotant la marque comme une expérience client intégrée, le marketing prend une position à la fois centrale mais non centralisatrice dans l'entreprise. Car la création d'une intelligence client centralisée implique de mettre autour de la table différents acteurs internes et externes à l'entreprise, et faire en sorte que ses sources de données hétérogènes se rencontrent dans une seule intelligence centrale. La matrice d'analyse, les personae, sont par définition pensées par et pour les communicants qui se retrouvent propulsés responsables d'une des principales sources de richesse, d'intelligence et de performance de l'entreprise. Car les personae et l'intelligence client ne servent pas uniquement à construire les armes d'une communication plus efficace, mais peuvent aussi servir directement à la stratégie de création de valeur, de produit de l'ensemble de l'entreprise. De même, l'inclusion du consommateur grâce aux réseaux sociaux dépasse largement le cadre de la publicité, mais procède d'une démarche développement incluant l'offre, la façon de produire, de distribuer. (...)»

 

«Une révolution culturelle encore à faire?»

 

«La clé du changement de l'industrie de la communication est dans la charnière annonceur-agence. C'est ce couple collaboratif qui est la clé de voûte de l'ensemble de l'écosystème. Et ce couple a jusqu'à aujourd'hui manqué sa révolution culturelle, sa bascule dans l'ère digitale et collaborative. Tant que cet aggiornamento ne sera pas fait, l'industrie sera en retard sur le consommateur.

Il ne s'agit pas d'un problème de génération mais d'un problème de culture et de réalisme. Trop d'acteurs majeurs de l'écosystème de communication sont encore dirigés par des patrons qui ne comprennent ni le digital ni les autres industries d'interaction consommateur, et qui ne veulent pas le comprendre. Des patrons pour qui l'Internet, les réseaux sociaux, parfois même l'e-mail sont des révolutions dont ils prennent acte mais dont ils ne saisissent pas réellement l'intérêt. Des dirigeants qui pensent que les nouvelles technologies sont une menace pour la culture «classique», un peu comme leurs parents pensaient que la télévision allait laver le cerveau de leur génération. Des intellectuels qui ne comprennent pas comment il est possible que M. Tout-le-Monde puisse avoir le droit de publier des articles sur Wikipédia. Des managers qui bloquent l'accès à Facebook depuis l'entreprise car sinon “les gens ne font plus rien”.

L'enjeu principal porte donc sur la capacité à aborder avec humilité le changement et tenter de comprendre en quoi il peut bénéficier à chaque marque. Comment en profiter pour ne pas le subir? Il est aujourd'hui clair que la culture publicitaire monolithique ne suffit plus. Nous sommes passés de la société du spectacle multidiffusé à l'ère digitale. La communication doit enrichir sa culture de l'idée avec celle de la créativité exceptionnelle issue du jeu vidéo, des nouvelles technologies, du logiciel grand public, du data-mining. Car, que l'on le veuille ou non, l'information est de plus en plus “technologique”, de plus en plus fluide, et les canons traditionnels ne suffisent plus. La communication n'est plus le secteur facile et amusant que l'on a connu, elle est devenue plus scientifique, plus mesurable, plus exigeante. Cela demande de nouvelles organisations, de nouveaux talents, de nouveaux modes de fonctionnement entre agences et annonceurs. (…)»

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