Humilité, souplesse et patience… Tel pourrait être le message de ces Français que Stratégies a rencontrés à Shanghai où ils dirigent des agences de communication, certains depuis plus de dix ans. Ils partagent leur expérience et défont certains mythes sur l’eldorado chinois.

Lorsque Vladimir Djurovic débarque en Chine un jour de 2001, Pékin célèbre sa victoire pour l'attribution des Jeux olympiques de 2008. Il a vingt ans, sort de Centrale et se passionne pour la culture chinoise. Onze ans plus tard, son agence Labbrand est unique dans le paysage chinois. A la croisée du branding, du design et des études de marché, elle conseille des clients internationaux et chinois sur leur stratégie de positionnement et de pénétration du marché local.

Le quotidien de Vladimir Djurovic? Créer une identité visuelle spécifique au pays pour une chaîne espagnole de cavistes ou encore trouver un nom chinois à la nouvelle gamme de voitures Polo de Volkswagen… Son objectif? Accompagner les marques chinoises dans la conquête du marché occidental. «Les marques de sport comme Lining, Anta, Erke ou 360 me bluffent par leur essor rapide et leur visibilité mondiale. Je pensais qu'elles ne seraient jamais au niveau de Nike et Adidas. Aujourd'hui, je suis persuadé du contraire», affirme-t-il.

La même année que Vladimir Djurovic, Xavier Daurian débarque à Canton pour étudier le chinois. En 2005, il rejoint Havas Sports & Entertainment à Pékin, lorsque l'agence s'y implante pour préparer les JO. Huit ans après son arrivée, il ouvre l'antenne à Shanghai en vue de l'Exposition universelle de 2010. «Ici, j'ai appris mon métier, c'est celui que j'aime et que j'ai toujours voulu faire. Sans surprise, parler la langue aide énormément», confie celui qui cite Confucius dans le texte, sans aucun snobisme.

Quant à Olivier Chouvet, il crée en 2000 à Tokyo (Japon) Emotion, une agence d'événements (rachetée par Publicis Groupe en 2006) et débarque à Shanghai à la demande de ses clients, les marques de luxe qui se développent en Chine. Aujourd'hui, il dirige 200 personnes et un réseau de sept agences en Asie, dont And (branding), Superpress (RP) et Superbla (digital). En 2010, il lance le site de ventes flash en ligne Glamour Sales. «Notre force, c'est que l'on “délivre” toujours», lance Olivier Chouvet. Et en Chine, lorsque les clients s'appellent LVMH, Pernod Ricard ou Cartier, «délivrer» n'est pas un vain mot.

Vladimir Djurovic, Xavier Daurian et Olivier Chouvet sont des «œufs», comme on surnomme en Chine les «vieux de la vieille»: blancs dehors, jaunes dedans. A l'inverse des Sino-Américains notamment, qui ont grandi et vécu dans les pays occidentaux et qui sont surnommés les «bananes» (jaunes dehors, blancs dedans). Tous sont des amoureux de la culture chinoise, des aventuriers passionnés qui trouvent en Chine le lieu idéal pour réaliser leurs rêves.

La notion du Guanxi

Vivre et travailler dans la communication en Chine, c'est d'abord utiliser les médias locaux, à commencer ceux d'Internet. Encore peu connus en Europe, ils ne sont pas de simples copies des Google, Twitter et autres Facebook. «Ces outils “Made in China” sont vraiment innovants. L'Europe pourrait s'en inspirer davantage, estime Mykim Chikli, directrice générale de Zenith-Optimedia (Publicis Groupe), arrivée en 2011. Par exemple, le format publicitaire Brand Zone du moteur de recherche Baidu, qui inclut mots clés, vidéo et flux des réseaux sociaux, est à la fois un outil très intéressant pour les marques et un modèle vertueux pour les médias», ajoute-t-elle.

Même engouement pour le micro-blog Weibo (360 millions de comptes), dont la puissance attire tant les marques. Même si Mykim Chikli regrette l'utilisation trop commerciale des «KOL» (Key Opinion Leaders) aux dépens d'une réelle création de contenus de marques pour les consommateurs chinois. Autre succès: le site de vidéo en ligne Tudou.com, qui investit massivement dans l'achat de programme. «En un an, nous avons transféré tous les budgets TV de la totalité de nos clients sur la télé onlin», poursuit Mykim Chikli, qui salue la rapidité avec laquelle les décisions se prennent. J'aime le côté très débrouillard et malin des Chinois. Même si on fait fausse route, on rectifie vite et on avance.»

«L'énergie incroyable», c'est aussi ce qui a séduit Florence Garçon, qui dirige l'agence Nurun China à Shanghai depuis avril 2011. Passé le choc culturel des trois premiers mois, la directrice générale a vite pris ses repères. Nurun développe des stratégies digitales pour des marques comme L'Oréal Luxe, Danone et Pernod Ricard China. «Le paysage digital est beaucoup plus complexe et fragmenté qu'ailleurs. Nous n'adaptons pas des campagnes globales, nous les bâtissons réellement pour les consommateurs chinois. La créativité est capitale, car les Chinois recherchent une expérience de marque unique et nouvelle, basée sur une parfaite compréhension de leurs attentes, besoins et comportements», explique Florence Garçon.

Mais attention, prévient Grégoire Chalopin, codirecteur de création à Shanghai du tout nouveau bureau chinois de l'agence Fred & Farid (lire page 14), qui a rencontré beaucoup d'étrangers désillusionnés. «Pour exister ici, il est vital d'avoir une très bonne connaissance de la culture, de la langue ou alors une hyperspécialisation dans un domaine précis, assure-t-il. Les mots en chinois ont une force émotionnelle supérieure à celle des images. Sans parler, lire et écrire le chinois, on ne dispose en Chine que de 20% du potentiel créatif pour exprimer une idée. Pour les expatriés, ces 20% ont intérêt à être bons.»

Une des spécificités chinoises tient à la manière dont se font les affaires. Certes, il existe des appels d'offres, avec un brief et un calendrier précis. Mais l'essentiel est ailleurs. «La notion de Guanxi – la relation, les connexions et réseaux d'influence – est très importante dans la relation avec les clients», explique Florence Garçon. Ainsi, il n'est pas rare de voir des annonceurs questionner le publicitaire sur ses études, son passé, ses hobbies… «On ne s'y attend pas toujours. Le temps consacré à nouer une relation est plus long qu'en Europe, mais il est capital pour bâtir des projets ensemble», prévient-elle.

«Une concurrence de plus en plus rude»

De même, les clients aiment généralement visiter l'agence avec laquelle ils vont travailler, une manière de mieux comprendre la culture du lieu, des gens et l'organisation. «La courbe d'apprentissage en Chine est liée à celle du temps, constate Olivier Chouvet(Emotion). Peu importe la taille du projet ou du budget, on apprend en faisant. Le ticket d'entréepour les agences qui veulent s'implanter, autant que pour les annonceurs, augmente avec le temps. Lancer un site e-commerce aujourd'hui est beaucoup plus cher qu'en 2010. Il faut trouver une niche, car la concurrence est de plus en plus rude et les arrivants sous-estiment souvent les entreprises chinoises et leur capacité à se battre sur le marché.»

Même les gros acteurs se font accompagner par des «locaux» bien implantés. Ainsi le géant américain de la distribution Neiman Marcus, qui a choisi comme partenaire pour le marché chinois le site d'e-commerce d'Olivier Chouvet justement, Glamour Sales.

Qu'ont-ils appris de ces années chinoises? «Vivre ici, c'est avoir plus confiance en soi. La Chine, c'est l'assurance contre l'encroûtement!», assure Vladimir Djurovic, de Labbrand. Florence Garçon, elle, a «le sentiment d'apprendre chaque jour quelque chose de nouveau, tout en remettant en cause [ses] certitudes tous les deux jours. C'est extrêmement enrichissant d'un point de vue personnel et professionnel.» Quant à Olivier Chouvet, il avoue prendre une leçon de négociation quotidienne avec les Chinois: «Il faut le vivre pour le croire, et cela arrive au moment le moins prévisible.» Son conseil aux jeunes diplômés qui arrivent avec des rêves d'eldorado et découvrent la réalité plus acide du marché chinois: «Apprenez le chinois en immersion totale pendant un an, travaillez au moins deux ans localement, sans chercher un salaire mirobolant. Ensuite, vous verrez le marché autrement. Cela vaut le meilleur des MBA et l'assurance d'avoir un job dans les vingt prochaines années.»

 

Sous-papier 1

L'enjeu des ressources humaines

Lorsque Mykim Chikli, directrice générale de Zenith-Optimedia, est arrivée à l'agence de Shanghai, on l'avait prévenue de la difficulté de garder les équipes, du manque de transparence en interne, du poids des rumeurs… «Une de mes missions est de mettre en place les outils de ressources humaines ayant fait leur preuve au sein du groupe en Europe, tout en les ancrant dans la culture chinoise», explique-t-elle. Elle s'est assez vite heurtée au manque de perception globale, «autant du coté des médias qu'au sein des agences, car la vision reste bloquée au top management».

Elle a donc fait en sorte que ses équipes rencontrent régulièrement les patrons des médias avec qui ils travaillent au quotidien, pendant les Digital Manager Days organisés par l'agence. Les juniors confirmés participent au programme interne «Live my Life», ils visitent une agence du réseau aux Etats-Unis ou en Europe, rencontrent les clients et les équipes locales. «Ils réalisent que la Chine est en avance sur certaines problématiques ou que leurs réflexions se rejoignent», commente-t-elle. Toutes ces actions porteraient leurs fruits: les démissions reculent (–15% en un an). «Ce qu'on apprend ici, c'est que tout est possible», conclut Mykim Chikli. A voir le nombres de textos de ses collaborateurs et de ses fans sur sa page Weibo, on comprend que son équipe apprécie ce genre d'attentions.

Un groupe social

Même expérience chez Nurun où un comité 100% chinois gère le transfert de connaissances mais aussi les activités de l'agence, comme l'équipe de basket-ball et les barbecues. «Nos équipes sont à 90% des enfants uniques, leur travail n'est pas juste un job, c'est aussi pour eux un groupe social et amical très fort, dans lequel se développe des valeurs communes et un sentiment d'appartenance au réseau Nurun», assure Florence Garçon.

 

Sous-papier 2

Fred & Farid, objectif Chine

L'un est «made in China» et fier de l'être, l'autre se présente sous son nom chinois (瓜瓜) et confie son admiration pour le dynamisme et la créativité de son équipe. Feng Huang et Grégoire Chalopin codirigent Fred & Farid Shanghai, qui a ouvert ses portes en septembre. L'agence compte une trentaine de personnes, installées dans un «open space» encore en plein travaux, dans un vieil immeuble sur le Bund, le quartier historique du front de mer.

Grégoire Chalopin était venu à Shanghai en 2010 pour des vacances, il n'en est jamais reparti. Depuis quelques mois, il a retrouvé Feng Huang, son ancien acolyte de Fred & Farid Paris pour piloter ensemble cette nouvelle filiale. «Nous sommes une agence créative indépendante avec un projet avant tout humain», déclare le tandem.

En effet, cette création est portéepar le retour dans son pays de Feng Huang, qui était directeur de création chez Fred & Farid Paris. «Feng est le premier créatif de China Mainland à avoir accédé à un poste de directeur de création dans une agence européenne. Il a travaillé avec les plus grands réalisateurs et photographes, sur de nombreuses marques de luxe, sur des plates-formes internationales. Il jouit d'une double culture et d'une expérience très recherchée en Chine», déclare Gérgoire Chalopin.

Un pont permanent

Fred & Farid Shanghai compte aussi beaucoup sur l'incroyable vivier de talents chinois. «Cette nouvelle génération qui arrive est pleine de rêves, d'envies, de talents et d'idées. Nous leur offrons une structure la plus à même de répondre à leurs attentes, estime Grégoire Chalopin. Enfin, nous avons créé un réel pont entre Paris et Shanghai. Les deux entités sont reliées par un système de visioconférence 24 heures sur 24. Il y a un va-et-vient constant de personnes, de briefs, d'idées. L'ouverture et les échanges culturels sont vitaux pour tous.»

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