Coca-Cola propose des canettes estampillées à son prénom, Evian promet de retrouver son moi-bébé. L'hyperpersonnalisation flatte les ego des consommateurs, de plus en plus soucieux d'eux-mêmes et de leur image.

Les Anciens observaient une certaine gravité, posant, le plus souvent, avec les attributs de leur art, palette et pinceaux. L'autoportrait moderne se veut plus sexy. Il n'en reste pas moins codifié: moue exagérée, visage tourné de trois-quarts, regard ironique et mutin... Tels sont les canons du «selfie», ces photographies personnelles prises en mode subjectif, le téléphone à bout de bras.

Narcisse est sur Instagram. «Plus de 90 millions de "selfies" y ont été postés, précise Nicolas Chemla, International Strategy Officer chez  Being (TBWA). Et le troisième hashtag le plus usité est...#me!» Vanité 2.0: une récente campagne pour Lanvin montre une belle alanguie, embrassant à bouche que veux-tu son reflet dans un miroir. Le nom de la fragrance ? «Me». Parlez-moi de moi, y a que ça qui m'intéresse?

Les marques semblent en tout cas disposées à cajoler les ego. Au printemps dernier, Coca-Cola faisait son petit effet en proposant ses canettes dotées de prénoms, alors que Nutella permet à ses addicts de personnaliser ses étiquettes, et qu'en Belgique, la marque de bière Vedett imprime le visage de ses consommateurs sur ses bouteilles. Le géant Unilever vient de lancer pour Omo, le 1er septembre, un service sur Internet qui permet de créer ses propres senteurs avant d'apposer, jouissance finale, son propre nom sur le bouchon de lessive.

 

En quête d'identité 

«Dans l'orthodoxie marketing, cela aurait été impensable il y a dix ans, estime Cécilia Tassin, directrice associée du marketing et du développement de l'agence de design et de prospective Black and Gold. Il est très osé de la part d'importantes marques comme Coca-Cola de remplacer leur logo par des prénoms. C'est une manière astucieuse de quitter son piédestal, même si, pour l'instant, seules des marques iconiques peuvent se le permettre.»

La tendance du marketing de l'ego n'est pas née d'hier. Déjà, au début des années 1990, le groupe de hip-hop De la Soul chantait l'impasse de l'obsession de soi dans «Me, Myself and I». «Jusqu'alors, on pouvait imprimer sa patte via la customisation, précise Michel Perret, directeur général en charge des stratégies chez Leo Burnett. Un cap a été franchi avec des opérations comme celle de Burger King et "My Whopper", qui permettait d'apposer son nom sur le burger. On tendait depuis longtemps vers l'hyperpersonnalisation : aujourd'hui, c'est une réalité.»

Le glas du marketing des tribus aurait-il sonné? «C'est vrai qu'il n'y a pas si longtemps, le fait de porter un certain modèle de Nike pouvait suffire à donner un sentiment d'appartenance, ajoute Michel Perret. Aujourd'hui, les consommateurs sont davantage en demande d'identité que d'identification, dans une société mondialisée où le seul repère est parfois son propre miroir.»

Stéphane Hugon, sociologue et chercheur au Centre d'études sur l'actuel et le quotidien (CEAQ, Sorbonne), voit d'ailleurs dans cette hyperpersonnalisation «quelque chose d'animiste, de totémique». «Les marques, un rien désenchantées, descendent vers des consommateurs qui s'ennuient en leur proposant des objets qui portent leur nom, qu'ils vont conserver. Et en donnant à ces produits, pour ainsi dire, une âme», analyse-t-il.

Voire en promettant carrément de retrouver son âme d'enfant... Renouer avec son «moi-bébé», voici le pacte proposé par Evian dans sa nouvelle campagne, et en particulier via son application Baby & Me. On a fêté avant l'été la naissance du dix millionième «moi-bébé». Le mélange de narcissisme et de régression semble imparable. «L'opération répond sans doute au désir de starification initié par les programmes de télé-réalité, admet Marielle Durandet, vice-présidente de BETC, l'agence d'Evian. Longtemps, dans la publicité, l'aspect aspirationnel primait. Aujourd'hui, les consommateurs sont projetés dans les campagnes.»

 

Le consommateur, un medium de poids  

D'ailleurs, de l'aveu même d'Ivan Beczkowski, président de BETC Digital, «le consommateur, qui partage de plus en plus via les réseaux sociaux, est devenu le medium le plus important des plans médias et l'hyperpersonnalisation fait partie des attentes clés des annonceurs ».

Les termes de ce «New Deal » sont limpides, selon Joseph Kouli, directeur associé de l'agence Leg: «En remettant le consommateur au centre, les marques scellent un contrat: si tu m'aimes, je te montre.» Mais l'autocongratulation mutuelle a ses limites. «En choisissant de mettre en scène leur cible, les marques font aussi parfois l'économie de construire un discours, lâche Joseph Kouli. C'est un peu commode de se réfugier derrière les clients en les flattant.»

Mais si, pour reprendre la phrase de François de La Rochefoucauld, «la flatterie est une fausse monnaie qui n'a de cours que par notre vanité», elle trouve un suave écho parmi nos contemporains. En particulier auprès des représentants de la génération «Y», celle des «millénaires», nés entre 1980 et 2000, à laquelle Time consacrait, en mai dernier, une couverture sans aménité: «The me, me, me generation». Le sous-titre est cuisant comme une gifle: «Les "millénaires", ces narcissiques paresseux et prétentieux qui vivent toujours chez leurs parents.»

Les études pleuvent sur ces enfants de l'Internet, obsédés par leur image, rétifs à l'autorité, élevés par des parents gagas dans l'idée de leur supériorité, sûrs de leurs supposés talents, dignes rejetons de la société du spectacle. Selon un rapport du National Institute of Health, en juin dernier, les troubles de la personnalité narcissiques toucheraient trois fois plus les vingtenaires que les ex-«baby boomers» de 65 ans et plus - pourtant pas les champions de l'humilité

«L'horizontalisation de la société engendre ce type de déviances», analyse Michel Perret, de Leo Burnett. Le sociologue Christopher Lasch mettait déjà en garde, dès 1979, dans son livre La Culture du narcissime (Flammarion): «L'idéologie du développement personnel, optimiste à première vue, irradie résignation et désespoir profond. Ont foi en elle ceux qui ne croient en rien.»

Diable. Sommes-nous condamnés à nous noyer dans les ondes troubles de nos propres reflets? Joël Stein, auteur du grinçant article du Time, ne jette pas les bébés de la génération «Y» avec l'eau du bain: plus connectés, plus informés, plus organisés, les millénaires pourraient bien, in fine, «sauver le monde».

«Le narcissisme contemporain est un narcissisme de groupe», précise Stéphane Hugon, du CEAQ. Nicolas Chemla, de Being, parle, lui, de la «We-I Generation». «On le voit bien sur les réseaux sociaux: il s'agit, avant tout, de s'aimer à travers les autres. Et surtout pas d'être son principal fan! Sur Facebook, il existe d'ailleurs une interdiction tacite de l'auto-like...», remarque-t-il. Mais comment s'aimer vraiment si on ne s'auto-like même pas?

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.