Le vert serait-il la couleur du XXIe siècle ? De nombreuses marques délaissent leurs tons rouges pour s’accorder avec la nature et les enjeux d’une nouvelle ère. Une teinte qui revient pourtant de loin. Décryptage.

Attention les yeux ! Des canettes de Pepsi et de Coca-Cola habillées de vert ont débarqué dans les rayons. Les deux géants des sodas n’abandonnent pas pour autant leur mythique couleur historique, le bleu pour Pepsi, le rouge pour Coca-Cola : ils mettent en avant une boisson différente et complémentaire à base d’un édulcorant issu de la stévia, une plante ayant un fort pouvoir sucrant pour un faible apport en calories. En changeant de ton, ces marques s’adaptent aux attentes d’un consommateur préoccupé par sa santé et adepte de produits plus naturels. Et quoi de mieux que le vert pour évoquer la nature ? Signe des temps, la couleur s’affiche dans tous les secteurs. Elle s’est imposée ces dernières années dans les lessives (Ariel, Le Chat, Persil), les yaourts type Activia, les eaux comme Volvic qui en a fait la couleur de ses bouchons en plastique… En France, McDonald’s l’a préféré au traditionnel logo rouge et jaune tandis que ses restaurants optaient pour le bois et la pierre, dans l’idée de mieux s’intégrer au paysage tout en collant à ses engagements en faveur du développement durable. Histoire aussi d’abandonner un marketing rouge, énergique voire agressif, qui n’a plus sa raison d’être pour une enseigne au taux de notoriété de plus de 90 %. « Le rouge, c’est la couleur de la puissance, de l’autorité, de l’impérialisme, rappelle Louis Comolet, directeur général de l’agence de design CLTG. Le vert est nettement moins agressif. » Et l’heure est aussi à une communication plus subtile, moins frontale.
Autre signe d’un changement d’époque: les très rouges cabines téléphoniques londoniennes vont toutes être repeintes progressivement en vert fluo. Qui en effet les utilise à l’heure des portables ? Plus grand monde. Mais que faire de l’un des symboles phares de la ville, avec les taxis noirs et les bus à impériale ? Nos voisins ont tranché : elles seront transformées en Solarbox, équipées d’un panneau solaire permettant de recharger gratuitement son portable et sa tablette.

Si cette couleur est partout, elle revient pourtant de loin. L’historien Michel Pastoureau, auteur de Vert, histoire d’une couleur, paru en 2013 au Seuil, a mis en évidence son caractère ambivalent. Les Romains s’en méfiaient car c’était la couleur des barbares, spécialement des Germains. L’islam, au contraire, l’a valorisé. Le turban et l’étendard de Mahomet étaient verts et le fil vert était strictement banni des tapis pour éviter que l’on marche sur une couleur sacrée. En Occident, au Moyen Age, elle évolue. Signifiant d’abord l’amour naissant, la beauté et l’espérance, elle devient symbole du diable, des dragons et des méchantes fées. Couleur instable et difficile à fixer chimiquement, elle est vue comme mensongère, inquiétante et indigne de confiance. « Les petits hommes verts venus de Mars, explique Michel Pastoureau, sont les lointains héritiers des démons verdâtres de la période médiévale. » Elle devient la couleur de la chance et de la malchance, comme l’illustrent le logo du PMU et les tapis des jeux de hasard. La teinte est également attachée à l’argent — le fameux billet vert — et à des superstitions.
Les bijoutiers ont des scrupules à vendre une émeraude à une femme car cette couleur est censée lui porter malheur. Au théâtre, on l’évite comme la peste. Un interdit qui remonterait aux accidents provoqués par l’oxyde de cuivre (le vert-de-gris), pigment instable et vénéneux utilisé pour teindre les vêtements des comédiens. Et il y a encore quelques années, il était encore de mise de pincer son voisin quand l’on croisait une 2 CV verte, peut-être pour conjurer le sort…
« Toutes les couleurs ont leur part d’ombre et de lumière, mais le vert a quelque chose de particulier, admet Béatrice Mariotti, vice-présidente et directrice de la création de l’agence de design Carré noir. C’est une couleur clivante. Au début de ma carrière, dans les années 1990, il était très difficile de faire valider un vert, les rares fois où l’on en proposait. A l’époque, le parfum Poison de Dior l’avait choisi, avec le violet. C’est symptomatique ! » De la potion des apothicaires (les pharmaciens arborent toujours une croix verte à leur fronton) au poison mortel, la frontière est mince. « Le vert était réputé ne pas donner une belle apparence à la nourriture quand on l’utilisait en packaging alimentaire, relève la designer. Même si la réussite d’un Fleury Michon tend à prouver le contraire… », relève Béatrice Mariotti. « Les consommateurs ont un rapport difficile avec cette couleur, confirme Vincent Grégoire, directeur de la création du pôle art de vivre du bureau de tendances Nelly Rodi. Elle est censée creuser le visage et donner mauvaise mine. Dans certaines teintes, elle est un peu tristouille. Elle est aussi victime de préjugés : il y a le vert foncé des manteaux en loden de la Manif pour tous, qui connote la bourgeoisie, le vert kaki, qui renvoie aux militaires… »

Les années 2000 ont semblé balayer toutes ces préventions. « Avec le greenwashing à tout-va, cette couleur est revenue sur le devant de la scène mais avec un effet pervers, constate Béatrice Mariotti. Certains s’étant repeint dans ce ton sans être forcément écolos, la teinte est restée suspecte et a gardé sa réputation ambiguë. Aujourd’hui, de nouveaux ingrédients légitiment davantage sa présence. Il y a la stévia, bien sûr, mais aussi le thé vert ou l’aloe vera. Plus encore que dans le packaging alimentaire, c’est dans le monde de la décoration que cette couleur a retrouvé du positivisme, avec le mobilier, les tissus… Même dans l’architecture, on trouve aujourd’hui du vert très tendre, en complément du blanc par exemple. Car le vert a souvent besoin d’être accompagné pour atteindre cette dimension positive. »

La linguiste Annie Mollard-Desfour, présidente du Centre français de la couleur et auteur, aux éditions du CNRS, d’un volumineux dictionnaire des mots et des expressions liés aux couleurs, dont le dernier volume, paru en 2012, traite justement de ce ton, relève « une incessante valorisation du vert depuis le début du XXe siècle », qui atteint son paroxysme aujourd’hui avec l’écologie. A tel point, note Michel Pastoureau, que le vert, comme le rouge il y a quelques décennies, fait l’objet désormais d’une confiscation par une idéologie politique et un parti, les Verts.
Annie Mollard-Desfour remarque aussi que cette couleur est devenue celle de la gratuité, au travers du numéro Vert, nommé ainsi car le premier magasin à avoir utilisé ce procédé était une jardinerie. De là à le parer de toutes les vertus, il n’y a qu’un pas que franchit allègrement Valérie Arboireau. Commissaire d’exposition de la galerie d’art ouverte par les Galeries Lafayette dans son magasin de Cap 3000, près de Nice, elle a monté au printemps dernier une exposition collective qui lui est consacré. « C’est la couleur pour laquelle l’œil peut distinguer le plus de nuances, s’enthousiasme-t-elle. On peut mélanger tous les verts que l’on veut, cela ne choque pas l’œil. Ce n’est pas le cas du rouge ou du jaune. »
Louis Comolet estime qu’aujourd’hui, « l’œil s’est fait au vert ». Vincent Grégoire note que « le vocabulaire du vert est accepté, avec un vert qui évoque la naturalité, un autre plutôt jade qui va parler aux Asiatiques, un vert foncé plus institutionnel… » Comme celui choisi, il y a 5 ans, par McDonald’s. Les clignotants sont-ils tous au… vert ? Celui, triomphateur, du greenwashing peut-il connaître une nouvelle disgrâce ? Sera-t-il supplanté par l’orange qui renaît de ses cendres après une longue traversée du désert ? L’histoire des couleurs ne fait que commencer.
  

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.