Société
Que ce soit sur les réseaux sociaux ou sur les chaînes info, l’indignation semble permanente. Pour sortir de cette situation, Jonathan Curiel, directeur des magazines et documentaires du groupe M6 et auteur de «La Société hystérisée», en appelle au vrai débat public et à la nuance.

Comment en est-on arrivé à cette hystérisation de la société dont vous parlez ?

L’hystérisation de la société n’est pas nouvelle. Dans l’histoire, on a eu des phénomènes similaires avec les sorcières de Salem, l’affaire Dreyfus, ou dans le domaine économique autour de crises, comme le crack de 1929 ou plus récemment l’éclatement de la bulle internet… L’hystérisation dont on parle aujourd’hui correspond à l’avènement des réseaux sociaux, qui ont marqué un point de bascule.

En quoi sont-ils responsables ?

Plusieurs facteurs l’expliquent : l’anonymat qui y règne et le fait que vous pouvez vous permettre d’être un peu plus violent derrière votre écran ; la polarisation de la société qu’ils créent en plongeant les utilisateurs dans une bulle cognitive, ce qui compartimentalise la société ; leur aspect performatif puisque sur les réseaux, vous dévoilez un point de vue qui est identitaire, contrairement au monde physique, ce qui crée des réactions antagonistes d’emblée. Récemment, Lula, l’ancien président du Brésil, disait dans un entretien qu’avant, quand il croisait au restaurant un adversaire politique, ils se serraient la main ; aujourd’hui, il risque de se prendre un coup de fusil. Ça illustre bien le basculement entre le fait d’avoir un adversaire avec qui on est en désaccord et celui de transformer cet être-là en ennemi.

Il faut ajouter à cela des biais cognitifs. D’abord, l’effet de surconfiance, qui fait que plus vous êtes sous-qualifié sur un secteur, plus vous êtes engagé et militant de la cause, ce qui crée des débats très houleux. Citons aussi le biais de confirmation, qui vous pousse à chercher des informations qui vous confortent dans votre propre point de vue, ou encore la dissonance cognitive, c’est-à-dire le fait d’être stressé quand vous voyez des opinions contradictoires et donc la tendance à vous rassurer avec des opinions qui vous confortent dans vos propres convictions.

Selon vous, la crise des Gilets jaunes est-elle la première manifestation d’ampleur en France de cette hystérisation ?

Sur la période récente, c’est effectivement un moment assez important. On était là sur des causes plus profondes : les fractures sociales et la fracturation de l’espace public, très bien décrites par des gens comme le géographe Christophe Guilluy, avec La France périphérique. Les Gilets jaunes, c’est la remontée à la surface d’un ressentiment, d’une sensation de ne pas être compris. On a franchi un cap en passant de la violence verbale des réseaux sociaux à la violence physique.

Est-ce que la crise sanitaire a encore aggravé la situation ?

On vit dans une société où l’on doute de moins en moins et l’on en a eu une illustration pendant la crise sanitaire. Ça aurait dû être une période très propice au doute, au fait de ne pas savoir, de se poser des questions… Mais en réalité, ça a été une période où tout le monde était sûr de soi et était dans l’affirmation, ce qui a conduit à des phénomènes d’hystérisation. Le symbole de ça a été le professeur Raoult, qui a incarné le débat binaire : les pro/les antivax, Paris contre Marseille, l’intelligentsia et le système médiatique vs le peuple marseillais… Un autre symptôme de cette hystérisation est le fait qu’il faut être extrêmement visibles et bruyants pour se faire repérer et créer un effet de contagion. C’est le cas des manifestations antivax : elles n’étaient pas si nombreuses que ça et pourtant on les entendait beaucoup.

L’émergence de quelqu’un comme Éric Zemmour et l’écho qu’il reçoit, est-ce un autre symptôme ?

On voit bien qu’on est aujourd’hui dans un système politique et médiatique qui donne une prime à la radicalité, et Éric Zemmour se situe bien là-dedans. Il y a aussi une culture de la transgression chez lui qui s’inscrit à la fois dans l’époque et dans ce que recherche le système médiatique. Cette transgression a pu être incarnée à d’autres moments par d’autres politiques, comme Emmanuel Macron en 2017. Aujourd’hui, Éric Zemmour incarne la polarisation de la société en tenant des propos très binaires. De plus, en faisant des références littéraires, philosophiques ou historiques, en créant une mise en récit de son propos, il valorise le téléspectateur ou l’auditeur. Il faudrait que les autres candidats viennent débattre avec lui sur le terrain des idées et de l’idéologie pour ne pas le laisser seul sur cet aspect valorisant pour les gens qui l’écoutent.

Cette hystérisation concerne-t-elle tout le monde ?

Non. Beaucoup de gens sont fatigués de la polémique, du clash permanent, que ce soit à la télévision ou sur les réseaux sociaux. Le grand danger, c’est que ces personnes se désengagent de la vie publique, politique et démocratique. On le voit dans ceux qui quittent les villes pour aller à la campagne. On peut analyser ça comme un besoin de calme, de mise en retrait par rapport à cette vie en ville bruyante et hystérisée.

Comment sortir de tout ça ?

Les gens ont envie qu’on leur parle de programmes, de propositions, ils ont envie d’échanger sur de la politique concrète, de débattre. On voit que les politiques tournent autour de cette notion de débat, avec le grand débat organisé par Emmanuel Macron, les conventions citoyennes sur le climat, sur le vaccin… Mais aujourd’hui, les gens ne se parlent pas vraiment, on se bouscule plus qu’on discute.

À l’université de Stanford, une expérience intéressante, America in one room, a été menée par deux professeurs de sociologie, Larry Diamond et James Fishkin. En 2019, ils ont rassemblé 500 personnes autour de 26 propositions caractéristiques de la campagne présidentielle américaine. Ces gens étaient extrêmement polarisés au départ, ils ne se parlaient pas, avaient des positions très différentes sur tous ces sujets. Mais après quatre ou cinq jours à se parler et à échanger avec des experts, ils se sont retrouvés sur 22 propositions sur 26. Sur un terrain plus politique, il faut aussi qu’on sorte de cette logique d’indignation et qu’on arrive à baisser la température. On aurait besoin de plus de nuance.

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