Intelligence artificielle

Rupture technologique ou simple gadget ? Le monde de la tech est secoué depuis le lancement de ChatGPT par l’entreprise OpenAI, forçant les géants du secteur à sortir du bois. Google a précipitamment présenté les dernières innovations de son moteur de recherche, mais cela sera-t-il suffisant ?

Ce n’est pour le moment qu’une légère bousculade, mais nous n’en avions pas l’habitude. L’ouverture au public de ChatGPT, l’outil d’IA sémantique d’OpenAI, et son succès – plus d’un million d’utilisateurs en cinq jours, du jamais vu dans le numérique – met du désordre dans l’hégémonie du géant Google. Malgré sa conférence mondiale du 7 mars, et l’introduction de son service analogue, Bard, le voilà attaqué sur son image de grand innovateur. Mais au-delà de cette blessure superficielle, le mastodonte de la publicité en ligne doit mener une bataille bien plus profonde, dans son bastion le plus essentiel : le search.

Métier historique du patron du web occidental, le moteur de recherche fête cette année ses 25 ans. Les royaumes ne durent-ils qu’un quart de siècle ? Nombreux sont les concurrents à entrevoir une faille dans le cœur de l’empire googleien. ChatGPT a porté la première estocade, soutenu par Microsoft, mais d’autres sont à l’affût, portés par un changement de comportement des internautes.

« C’est sûrement le coup plus intelligent de Microsoft », lâche Pascal Malotti, directeur Business Development & Strategy chez Valtech France. En 2019, le vieux briscard du numérique avait investi 1 milliard de dollars dans OpenAI. Il aura fallu à peine trois ans pour que le pari se révèle gagnant. Déçu de sa propre IA, débranchée quelques heures après son lancement pour avoir tenu des propos nazis, Microsoft préférait laisser une boîte plus «disruptive» faire le travail. Mais en intelligence artificielle (IA), la concurrence n’est pas si rude. « Tout le monde est au même niveau. La plupart des chercheurs recrutés chez Meta, Google ou les autres ont négocié de pouvoir publier des papiers scientifiques. Ils échangent entre eux. Sur le fond et la technologie, ils en sont tous au même point », assure Pascal Malotti. Ce qui a fait dire à Yann Le Cun, le grand ponte de l’IA de Meta, que ChatGPT « n’a rien de révolutionnaire ». La différence ? L’audace. Autant dire que les géants californiens l’ont mauvaise…

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À son lancement en 2015, OpenAI était une fondation à but non lucratif, présidée par Elon Musk et Sam Altman, dont le but était de « rendre le monde meilleur grâce à l’IA ». « Mais ils se sont rendu compte que pour avancer, il fallait de lourdes infrastructures. Ils ont donc créé une filiale à "but lucratif plafonné" », rappelle Pascal Malotti. En 2022, c’est l’explosion. Dall-E, le service de création d’image, marque son premier gros coup. Puis quelques mois plus tard, ChatGPT met à la disposition de tout le monde les grandes avancées en matière de sémantique générative.

« Le succès reste de l’avoir ouvert au public. Eux-mêmes ont été surpris de l’engouement », ajoute Pascal Malotti. Mais une fois que tout le monde aura demandé à ChatGPT d’écrire un poème à ses collègues, que restera-t-il vraiment de son utilisation ? « Google sera en difficulté le jour où il y aura un risque de déplacement d’usage massif, observe Cyril Vart, vice-président exécutif de Fabernovel. Pour cela, il faut que la valeur d’utilité soit conséquente. Si ChatGPT me permet de passer de l’intention de la recherche au résultat deux fois plus vite, il y a un risque pour Google. » Pour le moment, avec 7 milliards de requêtes par jour, Google reste la porte d’entrée du web. Mais l’usage de la requête change. « L'approche qu’on a du search n’a pas évolué depuis les premiers moteurs de recherche, analyse Mathieu Crucq, directeur général de Brainsonic. Une liste remonte, dépendant de la pertinence du SEO. Mais cette logique d'écrire des mots-clés a évolué dans les usages au bénéfice du langage naturel, à l’instar de la commande vocale chez les jeunes, chez les séniors et notamment en Asie où l’usage est massif. »

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« C’est une révolution aussi importante que le PC ou internet », assure Bill Gates, bien sûr non objectif… Microsoft l’a bien compris, décuplant son investissement dans OpenAI, malgré 10 000 suppressions de postes, et tentant de l’intégrer dans son moteur de recherche Bing ou son navigateur Edge. « Microsoft peut foncer sans réfléchir, puisqu’il ne pèse que 4% du trafic, il ne risque rien à aller chercher de la part de marché », constate Mathieu Crucq.

Blessé, Google a donc tenté de reprendre la main. Mais sans donner de calendrier précis du lancement de Bard. L’IA n’est encore qu’en phase d’essai. « C’est une version restreinte, pour tester et avoir des retours, avant de passer à une version bien plus avancée », prévenait Prabhakar Raghavan, vice-président senior de Google, lors de la présentation. Car si Google, Meta et consort n’ont pas été aussi prompts à lancer leur outil, c’est que beaucoup de questions restent sans réponses. Quid des droits avec les médias ? Vont-ils accepter qu’on utilise leurs informations pour les résumer sans mener vers leur site ? La citation sera-t-elle payante ? La qualité de l’information, aussi, reste un enjeu majeure. On pardonne au jeune ChatGPT ses errements, mais pardonnera-t-on aux mastodontes ? cf. la bourde de Bard qui a provoqué la perte de 100 milliards de dollars en Bourse le jour de la conférence...

Pour Google, question encore plus brûlante : quid du modèle économique ? Si les internautes ne cliquent plus sur les liens pour obtenir les réponses, cela ne devrait-il pas réduire sa manne publicitaire ? « Il y a un équilibre à trouver, selon les usages. Ce sont des bonnes questions, et c’est pourquoi nous prenons notre temps », affirme Prabhakar Raghavan. « La réalité, c’est que le modèle n’est pas du tout prêt à passer à l’échelle, pour personne, et que cela va prendre du temps… », assure Pascal Malotti. Mais une chose est sûre, le ver est dans le fruit.

Autre changement à l'œuvre, selon les chiffres de Google lui-même : les plus jeunes se détournent des moteurs de recherche. 40% des GenZ se réfèrent à TikTok plutôt qu’au « grand G » pour rechercher des lieux. Plus largement, on observe un basculement dans les recherches : avis produits, tutoriels, recettes… «TikTok pousse cet usage, en suggérant des requêtes dans les commentaires de certaines vidéos », observent les autrices anonymes de Produit Internet, la chaîne YouTube spécialiste de l’économie des créateurs. TikTok Search est très attractif pour la GenZ. Les contenus créés par des utilisateurs (User Generated Content ou UGC) sont perçus comme plus dignes de confiance que ceux des influenceurs rémunérés. « Les vidéos permettent de rendre compte de l'ambiance d'un établissement, des bienfaits d’un produit en action, etc. Sur Google, les premiers résultats sont généralement sponsorisés. Sur TikTok, ce sont des vidéos virales de particuliers », ajoutent les expertes. « Ce type de plateforme vient désintermédier tout le parcours client. C’est ça qui embête Google », ajoute Cyril Vart. La durée et la simplicité des formats jouent également. Les UGC sont plus accessibles et plus personnalisés que de simples résultats Google, peu chargés en émotions. Mais là où TripAdvisor permet déjà depuis les années 2000 de consulter des avis de pairs, TikTok offre l'interactivité. « Les jeunes sont en confiance sur TikTok, en présence de toutes leurs communautés, ils trouvent le contenu et les recommandations pertinents, en adéquation avec leurs besoins », confirme Laure Claire Reillier, cofondatrice de Launchworks & Co.

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TikTok a-t-il des chances de prendre la place de Google ? « On vient sur TikTok pour une expérience transactionnelle de découverte, mais pour une information précise, intentionnelle, ou naviguer sur un site en particulier, Google reste la référence. En revanche, le géant a compris ce qui se jouait sur le marché de la recherche transactionnelle. Il lutte contre ce phénomène en testant depuis 2020 des moyens d’intégrer dans ses résultats des formats vidéo verticaux », explique Produit Internet. Les contenus de TikTok y sont d’ailleurs très bien référencés.

Autre guerre froide avec Apple. Sur de nombreux secteurs, la firme de Cupertino et celle de Menlo Park sont concurrentes et partenaires. « Apple travaille sur trois axes : la cartographie, la publicité et la recherche, observe Laure Claire Reillier. Dans l’idée, Apple souhaite devenir autonome et proposer des services avec la même puissance que ceux de Google. » Ce dernier verse des milliards de dollars par an à Apple, en contrepartie de l’utilisation de son moteur de recherche sur les iPhone. Mais en parallèle, la marque à la pomme travaille sur son service concurrent pour, à terme, se passer de Google sur ses appareils. Aux États-Unis, plus d’un smartphone sur deux est un iPhone… Apple a constitué une équipe dédiée aux requêtes en 2013, après l’acquisition de Topsy Labs. Sa technologie a été intégrée pour l'assistant vocal Siri, les requêtes de l'écran d'accueil ou la fonction « Spotlight ». Mais c’est l'achat en 2019 de Laserlike, une start-up d'IA fondée par d'anciens ingénieurs de Google, qui change la donne. La firme progresse. Apple a invité récemment les entreprises et magasins à mettre à jour leurs informations : localité, horaire… Comme pour établir ses positions.

En réalité, on assiste à une fragmentation totale du marché de la requête. « On observe une spécialisation des marketplaces et donc une verticalisation du search », indique Laure Claire Reillier. Pour l’achat de produits, les consommateurs demandent à Amazon – Google a contre-attaqué en améliorant Google Shopping; pour la recherche d'informations, à Wikipédia ; pour se déplacer, à SNCF Connect (d’où sa refonte, pensée comme une application de transport); pour l’inspiration, à Pinterest ; pour la recherche de personnalités, à LinkedIn, etc. « Le jeu s’émiette petit à petit car les usages se spécialisent. En fond, le duopole Google-Meta est en train de disparaître, affirme Pascal Malotti. TikTok, Apple, Amazon, Microsoft montent en puissance sur tous les plans… » Et sur le search, ChatGPT n’est que la suite logique de cette évolution.

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